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Affaire Denis Robert, tirage au sort des élus… Entretien sur France Soir

Affaire Denis Robert, pro­po­si­tion de tirage au sort des élus, influence des grandes for­tunes sur les médias hexa­go­naux Mer­ci aux amis de fran​ce​soir​.fr pour leur nou­velle invi­ta­tion : « ENTRETIEN ESSENTIEL – Figure de l’opposition au réfé­ren­dum de 2005, inlas­sable pro­mo­teur d’une Consti­tu­tion citoyenne, Etienne Chouard est de retour sur le pla­teau de France-Soir pour un tour d’horizon de la situa­tion poli­tique fran­çaise. Selon lui, les citoyens ne peuvent plus avoir confiance dans les…

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Essai pour un contrôle populaire des institutions – DÉFINITION, FORCE ET ENJEUX DE LA CONSTITUTION : pourquoi nous sommes complètement fous de ne pas nous y intéresser en priorité absolue (3 vidéos intégrales et texte)

Essai pour un contrôle populaire des institutions – DÉFINITION, FORCE ET ENJEUX DE LA CONSTITUTION : pourquoi nous sommes complètement fous de ne pas nous y intéresser en priorité absolue (3 vidéos intégrales et texte)

Chers amis, Je réca­pi­tule, sur ma chaîne et dans ce billet, les vidéos que j’ai conçues et publiées pour Une Nôtre His­toire pour faire le point sur la démo­cra­tie et les ins­ti­tu­tions, en insis­tant évi­dem­ment sur l’im­por­tance prio­ri­taire d’un pro­ces­sus consti­tuant popu­laire et per­ma­nent (PCPP). La nou­veau­té, ici, c’est que TOUS les ENJEUX POLITIQUES sont pré­sen­tés en une seule vidéo de 53 minutes (la troi­sième). Je joins à ces trois vidéos le texte cor­res­pon­dant, pour ceux qui pré­fèrent lire.…

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Passionnant Pierre Chaillot, interrogé par Weird Sauce : DÉCODER, l’expérience d’un statisticien dans une pandémie

Je vous ai par­lé récem­ment du livre de Pierre Chaillot qui est, selon moi, peut-être le livre le plus impor­tant pour com­prendre les folies des trois ans pas­sés, en démon­trant clai­re­ment l’é­norme arnaque pla­né­taire nom­mée « COVID-19 », et en dévoi­lant les rouages scien­tistes d’une bas­cule tota­li­taire sous pré­texte sani­taire. Ce nou­vel entre­tien, avec la chaîne Weird Sauce, est vrai­ment inté­res­sant, mais je dois recon­naître que tous les entre­tiens de Pierre sont passionnants.…..

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For­mat grille – For­mat articles complets

« Chapeau !» : le père de Julian Assange remercie ses soutiens français. On y retourne ce soir 😇


https://​fran​cais​.rt​.com/​f​r​a​n​c​e​/​7​1​4​9​7​–​l​e​–​p​e​r​e​–​d​e​–​j​u​l​i​a​n​–​a​s​s​a​n​g​e​–​r​e​m​e​r​c​i​e​–​s​e​s​–​s​o​u​t​i​e​n​s​–​f​r​a​n​c​a​i​s​/​a​m​p​?​_​_​t​w​i​t​t​e​r​_​i​m​p​r​e​s​s​i​o​n​=​t​r​u​e​t​rue
« Je pense qu’en France vous dites : « Cha­peau ! »», c’est par ces mots que le père de Julian Assange a tenu à remer­cier les Fran­çais, dont nombre de Gilets jaunes qui étaient venus mani­fes­ter sous les fenêtres de sa pri­son de Bel­marsh en janvier.
Inter­ro­gé à Paris le 20 février par le jour­na­liste de RT France Tho­mas Bon­net sur cette ques­tion, le père du lan­ceur d’a­lerte a expli­qué que son fils avait enten­du les cris des manifestants.

« L’autre jour, quand il y avait des Fran­çais devant la pri­son […] Julian m’a dit qu’il pou­vait entendre les mani­fes­tants depuis sa cel­lule. C’est très encou­ra­geant. La pri­son vous enlève votre indé­pen­dance et votre huma­ni­té. Cette huma­ni­té vous revient quand vous vous ren­dez compte que les gens à l’ex­té­rieur de la pri­son vous aime et vous sou­tiennent », a‑t‑il déclaré.
Et à John Ship­ton d’a­dres­ser un « Cha­peau !», en fran­çais aux Gilets jaunes ayant fait le dépla­ce­ment jus­qu’en Angle­terre pour sou­te­nir son fils.
Le père du lan­ceur d’a­lerte qui risque jus­qu’à 175 ans de pri­son aux Etats-Unis, était pré­sent en France avec d’autres défen­seurs de son fils pour faire un point sur sur sa situa­tion. Ses nou­veaux avo­cats fran­çais Eric Dupond-Moret­­ti et Antoine Vey, ont annon­cé sou­hai­ter ren­con­trer Emma­nuel Macron afin d’ob­te­nir l’a­sile poli­tique en France de Julian Assange.
Ce der­nier, âgé de 48 ans, est déte­nu dans la pri­son de haute-sécu­­ri­­té de Bel­marsh, au sud de Londres, depuis son arres­ta­tion en avril 2019 à l’am­bas­sade d’E­qua­teur où il était res­té cloî­tré pen­dant sept années. Outre-Manche, les sou­tiens de Julian Assange sont mobi­li­sés pour pous­ser le Pre­mier ministre bri­tan­nique à ne pas pro­cé­der à son extra­di­tion. Une grande mani­fes­ta­tion le same­di 22 février à cet effet a réuni plu­sieurs per­son­na­li­tés comme l’an­cien ministre grec des Finances Yanis Varou­fa­kis, l’ex-membre des Pink Floyd Roger Waters, le pro­duc­teur et musi­cien Brian Eno ou encore la créa­trice de mode Vivienne Westwood.
Source : RT, https://​fran​cais​.rt​.com/​f​r​a​n​c​e​/​7​1​4​9​7​–​l​e​–​p​e​r​e​–​d​e​–​j​u​l​i​a​n​–​a​s​s​a​n​g​e​–​r​e​m​e​r​c​i​e​–​s​e​s​–​s​o​u​t​i​e​n​s​–​f​r​a​n​c​a​i​s​/​a​m​p​?​_​_​t​w​i​t​t​e​r​_​i​m​p​r​e​s​s​i​o​n​=​t​rue

[RIC LOCAL NATIONAL] Des Gilets jaunes vont organiser un référendum national sur le projet de réforme des retraites

https://​fran​cais​.rt​.com/​f​r​a​n​c​e​/​7​1​4​7​3​–​g​i​l​e​t​s​–​j​a​u​n​e​s​–​v​o​n​t​–​o​r​g​a​n​i​s​e​r​–​r​e​f​e​r​e​n​d​u​m​–​n​a​t​i​o​n​a​l​–​p​r​o​j​e​t​–​r​e​f​o​r​m​e​–​r​e​t​r​a​i​tes

[Pas de démocratie politique sans DÉMOCRATIE ÉCONOMIQUE] Formidable Alain Supiot : Figures juridiques de la démocratie 19 : Essor et reflux de la démocratie économique

Chers amis,

Je me per­mets d’in­sis­ter : Alain Supiot est un pen­seur impor­tant, il va vous bou­le­ver­ser, il va ali­men­ter votre pen­sée, il va vous mon­trer des racines impor­tantes de notre huma­ni­té. Selon moi, un citoyen vigi­lant ne devrait pas rater Supiot.

Pour ma part, j’é­coute ces confé­rences en vélo, en grim­pant les petits che­mins des col­lines autour de ma mai­son, m’ar­rê­tant sans arrêt pour prendre fébri­le­ment des notes importantes 🙂

Je vous ai déjà (un peu) par­lé de son tra­vail sur la (redou­table) gou­ver­nance par les nombres (dépo­li­ti­sa­tion cri­mi­nelle de l’ac­tion publique, vou­lue à la fois par les scien­tistes sovié­tiques, hit­lé­riens et unio­neu­ro­péens), et sur l’al­lé­geance qui vient (sur le modèle féo­dal). Ces deux séries de pas­sion­nantes confé­rences sont reprises dans un livre impor­tant : « Du gou­ver­ne­ment par les lois à la gou­ver­nance par les nombres ».

Que je sache, il n’y a pas encore de livre publié pour retrans­crire la troi­sième série de confé­rences que je vou­drais ici vous signa­ler cha­leu­reu­se­ment ; elle s’ap­pelle « Figures juri­diques de la démo­cra­tie » (tou­jours sur France Culture, qu’il faut remer­cier pour son tra­vail de veille) : https://​www​.fran​ce​cul​ture​.fr/​e​m​i​s​s​i​o​n​s​/​s​e​r​i​e​s​/​f​i​g​u​r​e​s​–​j​u​r​i​d​i​q​u​e​s​–​d​e​–​l​a​–​d​e​m​o​c​r​a​tie

Je vous pro­pose d’en étu­dier un (ou deux) épi­sode à la fois, pour bien digé­rer – et com­men­ter ensemble – ce tra­vail impor­tant. Je repro­dui­rai ici, chaque fois, la syn­thèse, tou­jours très claire, pro­po­sée par Mer­ryl Mone­ghet­ti sur France Culture. 

En plus, je vais essayer de retrans­crire moi-même en com­men­taires (et je vous invite à m’ai­der) les pas­sages essen­tiels, à ne sur­tout pas rater.

Étienne.


Com­men­çons par le commencement :

19 Essor et reflux de la démocratie économique

Intro­duc­tion, par Mer­ryl Moneghetti :

Quels sont les liens étroits et anciens entre la face poli­tique et la face éco­no­mique de la démo­cra­tie ? s’in­ter­roge Alain Supiot. Com­ment la démo­cra­tie pose-t-elle la règle de la répar­ti­tion des richesses ? Com­ment le droit social peut-il être ancré dans une repré­sen­ta­tion par­ta­gée de la justice ?

William Gropper's "Construction of a Dam" (1939), is characteristic of much of the art of the 1930s, with workers seen in heroic poses, laboring in unison to complete a great public project.
William Grop­per’s « Construc­tion of a Dam » (1939), is cha­rac­te­ris­tic of much of the art of the 1930s, with wor­kers seen in heroic poses, labo­ring in uni­son to com­plete a great public pro­ject. Cré­dits : Wikicommons

Com­ment « le tra­vail indé­pen­dant pour tous », s’avère-t-il la base d’un régime démo­cra­tique, « que cha­cun puisse vivre, dans l’indépendance, du fruit de son tra­vail » ? demande encore le juriste Alain Supiot. Quels sont les dis­po­si­tifs en France, en Alle­magne et aux Etats-Unis qui ont pu expri­mer l’idée de démo­cra­tie éco­no­mique à l’âge indus­triel ? Com­ment cette démo­cra­tie éco­no­mique a‑t‑elle reflué sous l’effet du tour­nant néolibéral ?

La Grande Bre­tagne du Brexit, l’Italie et son étrange coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale, la France des gilets jaunes, mais aus­si la Suède et l’Allemagne, aux der­nières élec­tions de 2018, montrent tour à tour au fil des crises poli­tiques et éco­no­miques qui les touchent, com­bien nos vieilles démo­cra­ties sont bous­cu­lées par le doute, la colère sociale et l’angoisse.

À par­tir de l’analyse juri­dique, Alain Supiot, titu­laire de la chaire État social et mon­dia­li­sa­tion : ana­lyse juri­dique des soli­da­ri­tés,  observe de manière pri­vi­lé­giée les grandes muta­tions qui nous touchent.

Le juriste s’est notam­ment atta­ché dans les séries de cours que nous avons dif­fu­sés en 2017 et en 2018 aux effets du recul du gou­ver­ne­ment par les lois, consé­quence de la glo­ba­li­sa­tion et de la gou­ver­nance par les nombres, dans un monde contem­po­rain où tout est sou­mis, désor­mais ou presque, au « cal­cul d’utilité ». Nous avions vu que l’ordre juri­dique se trou­vait inféo­dé à l’ordre éco­no­mique et que de nou­veaux liens, des « nou­velles figures de l’allégeance » émer­geaient alors que l’Etat social s’effaçait…

Alain Supiot, membre de la Com­mis­sion mon­diale sur l’a­ve­nir du tra­vail, a débu­té en 2016 et sur deux ans, une grande réflexion autour des « Figures juri­diques de la démo­cra­tie éco­no­mique », que nous vous pro­po­sons en ce début d’an­née. Le juriste pré­cise en ouver­ture de sa nou­velle série :

« La démo­cra­tie éco­no­mique est enten­due (c’est une pre­mière défi­ni­tion !) comme l’ancrage du droit social dans une repré­sen­ta­tion par­ta­gée de la jus­tice. Si l’on admet  — dans le pro­lon­ge­ment des ana­lyses de Karl Pola­nyi — que les mar­chés sont « un élé­ment utile mais secon­daire dans une socié­té libre », le pro­blème qui se pose aujourd’hui est de « ré-encas­­trer » les mar­chés dans la socié­té et de ces­ser de réduire la vie humaine à la vie éco­no­mique, et la vie éco­no­mique à l’économie de mar­ché. Ceci sup­pose des dis­po­si­tifs juri­diques qui obligent à prendre en consi­dé­ra­tion l’expérience concrète de ceux qui travaillent. »

Face aux consé­quences désas­treuses de la crise de 1929, Fran­çois Mau­riac avait fait part à son frère dans une lettre de ses grandes inquié­tudes et de sa tris­tesse face à la jeu­nesse acca­blée par les maux de l’époque, en 1932 :

« Nous aurons été bien gâtés en com­pa­rai­son de nos enfants. […] Ce que nous obser­vons de tout près, dans notre famille, c’est l’anéantissement de la classe moyenne […]. Nos enfants seront des beso­gneux s’ils ne sont pas armés. Il faut apprendre à être à la fois heu­reux et pauvres. »

Cette angoisse du grand bour­geois, pro­prié­taire ter­rien a nour­ri la révolte de l’écrivain Mau­riac contre la poli­tique fis­cale du début des années trente et le poids des charges et fait naître le jour­na­liste enga­gé contre les injus­tices et la mon­tée des fascismes.

Comme le rap­pelle Alain Supiot, dans la grande série qui s’ouvre aujourd’hui,

« la pro­cla­ma­tion des droits éco­no­miques et sociaux a résul­té au XXème siècle de l’expérience his­to­rique des deux guerres mon­diales. La réfé­rence à cette expé­rience est expli­cite dans la Décla­ra­tion de Phi­la­del­phie de 1944 :

L’ex­pé­rience a plei­ne­ment démon­tré le bien-fon­­dé de la décla­ra­tion conte­nue dans la Consti­tu­tion de l’Or­ga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale du Tra­vail, et d’a­près laquelle une paix durable ne peut être éta­blie que sur la base de la jus­tice sociale »

Dans une pre­mière par­tie, Alain Supiot ana­lyse la « prise du pou­voir éco­no­mique par les mana­gers », qui « ont pri­vi­lé­gié l’investissement et la poli­tique sala­riale sur les inté­rêts des action­naires », pour favo­ri­ser la crois­sance des entre­prises, du New deal au tour­nant des années That­­cher-Rea­­gan, puis dans une deuxième par­tie, il revient sur les effets des­truc­teurs de ce qu’on appelle la Cor­po­rate gou­ver­nance, qui a condam­né les entre­prises au court-ter­­misme.

Et nous gagnons l’amphithéâtre du Col­lège de France, le 28 octobre 2016, pour le cours d’Alain Supiot, « Figures juri­diques de la démo­cra­tie éco­no­mique  » :


Bonus : Pré­sen­ta­tion de l’Ins­ti­tut d’é­tudes avan­cées Nantes dont Alain Supiot est le fon­da­teur en 2008 ; il en pré­side aujourd’­hui le comi­té stratégique.

Source : France Culture, https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/figures-juridiques-de-la-democratie-19-essor-et-reflux-de-la-democratie-economique‑0

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet :

https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​7​9​3​3​2​4​2​9​7​7​317

[Ateliers constituants] HIDEUX MENSONGES DES ÉLUS SUR LES RETRAITES : proposition d’un POUVOIR POPULAIRE pour ÉVALUER LE RESPECT DES ENGAGEMENTS ET SANCTIONNER LES MENTEURS

Dans une consti­tu­tion digne de ce nom (écrite et défen­due par les citoyens eux-mêmes) serait ins­ti­tué UN POUVOIR POPULAIRE (en plus des pou­voirs légis­la­tif, exé­cu­tif, judi­ciaire, média­tique et moné­taire), incar­né par exemple dans des Chambres de contrôle des élus, tirées au sort, pour ÉVALUER LE RESPECT DES ENGAGEMENTS ET SANCTIONNER LES MENTEURS.

Un bon sujet de tra­vaux pra­tiques, bien d’ac­tua­li­té, pour vos pro­chains #Ate­liers­Cons­ti­tuants­Po­pu­laires 🙂

Faites-nous connaître ci-des­­sous vos pro­po­si­tions d’articles !

Étienne.


Macron Le Félon

Quel est le rôle législatif légitime des citoyens ? Audition du constitutionnaliste Dominique Rousseau à l’Assemblée sur l’art. 6 de la DDHC 1789

Mon com­men­taire :

Inté­res­sante for­mu­la­tion — quoique très timide à mon goût, du fait d’une sainte hor­reur (par­ta­gée par la plu­part des consti­tu­tion­na­listes, d’ailleurs) de « la démo­cra­tie directe », vue comme « LA catas­trophe » (sic) alors que « la démo­cra­tie directe », c’est sim­ple­ment… la démo­cra­tie 🙂 évi­dem­ment — de Domi­nique Rousseau,

MAIS, quoi qu’il en soit, 

N’OUBLIEZ PAS SURTOUT que ce qui compte essen­tiel­le­ment, ce n’est PAS QUI VOTE la consti­tu­tion, mais QUI L’ÉCRIT : jamais les élus n’ins­cri­ront eux-mêmes dans la consti­tu­tion le pou­voir réel d’un légis­la­teur concur­rent de leur propre pou­voir, jamais ; à cause du conflit d’in­té­rêts, dans lequel ils sont plon­gés jus­qu’au cou dans tout pro­ces­sus consti­tuant, for­cé­ment, méca­ni­que­ment, par défi­ni­tion. Ils ont tous un inté­rêt per­son­nel (puis­sant) à ne pas ins­ti­tuer la démocratie.

#CeNEst­Pa­sAux­Hom­me­sAu­Pou­voir­DÉ­cri­re­Les­Rè­gles­Du­Pou­voir

Ce qu’ou­blie de pen­ser Domi­nique Rous­seau, à mon avis, c’est la qua­li­té du pro­ces­sus consti­tuant, et donc la fai­sa­bi­li­té des prin­cipes dont il sou­haite sin­cè­re­ment l’ins­ti­tu­tion : Qui est légi­time et apte à écrire une consti­tu­tion digne de ce nom ? Les repré­sen­tants ou les repré­sen­tés ? Tout est là. L’ins­ti­tu­tion de la démo­cra­tie se joue là, précisément.

Aucune ins­ti­tu­tion réel­le­ment démo­cra­tique (le RIC en toutes matières, notam­ment) ne sera JAMAIS ins­ti­tuée par une assem­blée consti­tuante ÉLUE-par­­mi-des-can­­di­­dats. Jamais.

IL FAUT que nous deve­nions #Citoyens­Cons­ti­tuants.

Étienne.

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet :
https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​7​9​2​1​6​9​9​2​5​2​317

John PILGER : Julian Assange doit être libéré, pas trahi

Julian Assange doit être libéré, pas trahi (Consortium News)

John PILGER

Le 24 février, lorsque Julian Assange entre­ra au tri­bu­nal de la Cou­ronne de Wool­wich, le véri­table jour­na­lisme sera le seul crime jugé.

Ce same­di, il y aura une marche de l’Australia House à Londres vers Par­lia­ment Square, le centre de la démo­cra­tie bri­tan­nique. Les gens por­te­ront des por­traits de l’éditeur et jour­na­liste aus­tra­lien Julian Assange qui, le 24 février, sera confron­té à un tri­bu­nal qui déci­de­ra s’il doit ou non être extra­dé vers les États-Unis où il sera comme un mort vivant.

Je connais bien l’Australia House. Étant moi-même Aus­tra­lien, j’y allais à mes débuts à Londres pour lire les jour­naux du pays. Ouverte par le roi George V il y a plus d’un siècle, son immen­si­té de marbre et de pierre, ses lustres et ses por­traits solen­nels, impor­tés d’Australie au moment où les sol­dats aus­tra­liens mou­raient dans le mas­sacre de la Pre­mière Guerre mon­diale, ont fait de cette mai­son un monu­ment de ser­vi­li­té impériale.

En tant que l’une des plus anciennes « mis­sions diplo­ma­tiques » du Royaume-Uni, cette relique de l’empire offre une siné­cure agréable aux hommes poli­tiques des Anti­podes : un « com­pa­gnon » récom­pen­sé ou un fau­teur de troubles exilé.

Connu sous le nom de Haut Com­mis­saire, l’équivalent d’un ambas­sa­deur, le béné­fi­ciaire actuel est George Bran­dis, qui, en tant que pro­cu­reur géné­ral, a ten­té d’édulcorer la loi aus­tra­lienne sur la dis­cri­mi­na­tion raciale et a approu­vé des raids contre des lan­ceurs d’alerte qui avaient révé­lé la véri­té sur l’espionnage illé­gal de l’Australie au Timor orien­tal lors des négo­cia­tions pour le par­tage du pétrole et du gaz de ce pays appauvri.

Cela a conduit à la pour­suite des lan­ceurs d’alerte Ber­nard Col­lae­ry et « Wit­ness K », sous de fausses accu­sa­tions. Comme Julian Assange, ils doivent être réduits au silence dans un pro­cès kaf­kaïen et mis en prison.

L’Australia House est le point de départ idéal pour la marche de samedi.

Au ser­vice du grand jeu

« J’avoue », écri­vait Lord Cur­zon, vice-roi de l’Inde, en 1898, « que les pays sont des pièces sur un échi­quier sur lequel se joue un grand jeu pour la domi­na­tion du monde ».

Nous, Aus­tra­liens, sommes au ser­vice du Grand Jeu depuis très long­temps. Ayant dévas­té notre peuple indi­gène lors d’une inva­sion et d’une guerre d’usure qui se pour­suit encore aujourd’hui, nous avons ver­sé le sang de nos maîtres impé­riaux en Chine, en Afrique, en Rus­sie, au Moyen-Orient, en Europe et en Asie. Aucune aven­ture impé­riale contre ceux avec qui nous n’avons pas de que­relle n’a échap­pé à notre dévouement.

Le men­songe a été un trait carac­té­ris­tique. Lorsque le Pre­mier ministre Robert Men­zies a envoyé des sol­dats aus­tra­liens au Viet­nam dans les années 1960, il les a décrits comme une équipe d’entraînement, envoyée à la demande du gou­ver­ne­ment assié­gé à Sai­gon. C’était un men­songe. Un haut fonc­tion­naire du minis­tère des affaires étran­gères a écrit secrè­te­ment que « bien que nous ayons sou­li­gné publi­que­ment le fait que notre aide a été don­née en réponse à une invi­ta­tion du gou­ver­ne­ment du Sud-Viet­­nam », l’ordre venait de Washington.

Deux ver­sions. Le men­songe pour nous, la véri­té pour eux. Jusqu’à quatre mil­lions de per­sonnes sont mortes dans la guerre du Vietnam.

Lorsque l’Indonésie a enva­hi le Timor orien­tal en 1975, l’ambassadeur aus­tra­lien, Richard Wool­cott, a secrè­te­ment exhor­té le gou­ver­ne­ment de Can­ber­ra à « agir de manière à mini­mi­ser l’impact public en Aus­tra­lie et à faire preuve de com­pré­hen­sion pri­vée envers l’Indonésie ». En d’autres termes, de men­tir. Il a fait allu­sion aux réserves de pétrole et de gaz de la mer de Timor qui, selon le ministre des affaires étran­gères Gareth Evans, valaient des « milliards ».

Dans le géno­cide qui a sui­vi, au moins 200 000 Timo­rais de l’Est sont morts. L’Australie a recon­nu, presque seule, la légi­ti­mi­té de l’occupation.

Lorsque le Pre­mier ministre John Howard a envoyé des forces spé­ciales aus­tra­liennes pour enva­hir l’Irak avec l’Amérique et la Grande-Bre­­tagne en 2003, il a – comme George W. Bush et Tony Blair – men­ti en disant que Sad­dam Hus­sein pos­sé­dait des armes de des­truc­tion mas­sive. Plus d’un mil­lion de per­sonnes sont mortes en Irak.

Wiki­Leaks n’a pas été le pre­mier à dénon­cer le modèle de men­songe cri­mi­nel dans les démo­cra­ties qui res­tent aus­si rapaces qu’au temps de Lord Cur­zon. La remar­quable orga­ni­sa­tion d’édition fon­dée par Julian Assange a réus­si à en appor­ter la preuve.

Les vrais men­songes exposés

Wiki­Leaks nous a infor­més sur la façon dont les guerres illé­gales sont fabri­quées, sur la façon dont les gou­ver­ne­ments sont ren­ver­sés et la vio­lence est uti­li­sée en notre nom, sur la façon dont nous sommes espion­nés via nos télé­phones et nos écrans. Les véri­tables men­songes des pré­si­dents, des ambas­sa­deurs, des can­di­dats poli­tiques, des géné­raux, des man­da­taires, des frau­deurs poli­tiques ont été révé­lés au grand jour. Un par un, ces aspi­rants empe­reurs ont réa­li­sé qu’ils étaient nus.

Il s’agit d’un ser­vice public sans pré­cé­dent ; c’est avant tout un jour­na­lisme authen­tique, dont la valeur peut être jugée par le degré d’apoplexie des cor­rom­pus et de leurs apologistes.

Par exemple, en 2016, Wiki­Leaks a publié les cour­riels divul­gués du direc­teur de cam­pagne d’Hillary Clin­ton, John Podes­ta, qui ont révé­lé un lien direct entre Clin­ton, la fon­da­tion qu’elle par­tage avec son mari et le finan­ce­ment du dji­ha­disme orga­ni­sé au Moyen-Orient – le terrorisme.

Un cour­riel a révé­lé que l’État isla­mique (ISIS) était finan­cé par les gou­ver­ne­ments d’Arabie Saou­dite et du Qatar, dont Clin­ton a accep­té d’énormes « dons ». De plus, en tant que secré­taire d’État amé­ri­caine, elle a approu­vé la plus grande vente d’armes au monde à ses bien­fai­teurs saou­diens, d’une valeur de plus de 80 mil­liards de dol­lars. Grâce à elle, les ventes d’armes amé­ri­caines au monde entier – des­ti­nées à des pays sinis­trés comme le Yémen – ont doublé.

Révé­lés par Wiki­Leaks et publiés dans le New York Times, les e‑mails de Podes­ta ont déclen­ché une cam­pagne viru­lente contre le rédac­teur en chef Julian Assange, sans preuves. Il était un « agent de la Rus­sie tra­vaillant à l’élection de Trump » ; le « Rus­sia­gate » absurde a sui­vi. Le fait que Wiki­Leaks ait éga­le­ment publié plus de 800 000 docu­ments sou­vent acca­blants en pro­ve­nance de Rus­sie a été ignoré.

En 2017, dans une émis­sion de l’Australian Broad­cas­ting Cor­po­ra­tion, Four Cor­ners, Clin­ton a été inter­viewée par Sarah Fer­gu­son, qui a com­men­cé : « Per­sonne ne pou­vait man­quer d’être ému par la dou­leur sur votre visage [au moment de l’investiture de Donald Trump] … Vous sou­­ve­­nez-vous de la dou­leur vis­cé­rale que vous avez ressentie ? »

Ayant éta­bli la souf­france vis­cé­rale de Clin­ton, le faus­saire Fer­gu­son a décrit « le rôle de la Rus­sie » et le « dom­mage que vous avez per­son­nel­le­ment subi » par Julian Assange.

Clin­ton a répon­du : « Il [Assange] est très clai­re­ment un outil des ser­vices de ren­sei­gne­ment russes. Et il a fait ce qu’ils lui demandaient ».

Fer­gu­son a décla­ré à Clin­ton : « Beau­coup de gens, y com­pris en Aus­tra­lie, pensent qu’Assange est un mar­tyr de la liber­té d’expression et de la liber­té d’information. Com­ment le décririez-vous ? »

Une fois de plus, Clin­ton a été auto­ri­sée à dif­fa­mer Assange – un « nihi­liste » au ser­vice des « dic­ta­teurs » – tan­dis que Fer­gu­son a assu­ré à son inter­lo­cu­teur qu’elle était « l’icône de votre génération ».

Il n’a pas été fait men­tion d’un docu­ment divul­gué par Wiki­Leaks, appe­lé Libya Tick Tock, pré­pa­ré pour Hil­la­ry Clin­ton, qui la décri­vait comme la figure cen­trale de la des­truc­tion de l’État libyen en 2011. Cela a pro­vo­qué 40 000 morts, l’arrivée de DAECH en Afrique du Nord et la crise des réfu­giés et des migrants européens.

Le seul crime jugé

Pour moi, cet épi­sode de l’interview de Clin­ton – et il y en a beau­coup d’autres – illustre de façon frap­pante la divi­sion entre le faux et le véri­table jour­na­lisme. Le 24 février, lorsque Julian Assange entre­ra au tri­bu­nal de la Cou­ronne de Wool­wich, le véri­table jour­na­lisme sera le seul crime jugé.

On me demande par­fois pour­quoi je me suis fait le cham­pion d’Assange. D’abord, je l’aime et je l’admire. C’est un ami au cou­rage éton­nant ; et il a un sens de l’humour fine­ment aigui­sé et noir. Il est le contraire du per­son­nage inven­té puis assas­si­né par ses ennemis.

En tant que repor­ter dans des lieux de bou­le­ver­se­ments par­tout dans le monde, j’ai appris à com­pa­rer les preuves dont j’ai été témoin avec les paroles et les actions de ceux qui détiennent le pou­voir. De cette façon, il est pos­sible de se faire une idée de la façon dont notre monde est contrô­lé, divi­sé et mani­pu­lé, de la façon dont le lan­gage et les débats sont défor­més pour pro­duire la pro­pa­gande de la fausse conscience.

Lorsque nous par­lons de dic­ta­tures, nous appe­lons cela un lavage de cer­veau : la conquête des esprits. C’est une véri­té que nous appli­quons rare­ment à nos propres socié­tés, quelle que soit la traî­née de sang qui remonte jusqu’à nous et qui ne sèche jamais.

Wiki­Leaks a mis cela en évi­dence. C’est pour­quoi Assange se trouve dans une pri­son de haute sécu­ri­té à Londres et fait face à des accu­sa­tions poli­tiques concoc­tées en Amé­rique, et c’est pour­quoi il a fait honte à tant de ceux qui ont payé pour que les choses soient claires. Regar­dez ces jour­na­listes qui cherchent main­te­nant une cou­ver­ture alors qu’ils se rendent compte que les fas­cistes amé­ri­cains qui sont venus pour Assange pour­raient venir pour eux, notam­ment ceux du Guar­dian qui ont col­la­bo­ré avec Wiki­Leaks et ont gagné des prix et obte­nu des contrats lucra­tifs pour des livres et des films hol­ly­woo­diens basés sur son tra­vail, avant de se retour­ner contre lui.

En 2011, David Leigh, le « rédac­teur en chef des enquêtes » du Guar­dian, a décla­ré aux étu­diants en jour­na­lisme de la City Uni­ver­si­ty de Londres qu’Assange était « assez déran­gé ». Lorsqu’un étu­diant per­plexe lui a deman­dé pour­quoi, Leigh a répon­du : « Parce qu’il ne com­prend pas les para­mètres du jour­na­lisme conventionnel ».

Mais c’est pré­ci­sé­ment parce qu’il a com­pris que les « para­mètres » des médias pro­té­geaient sou­vent des inté­rêts poli­tiques et acquis et n’avaient rien à voir avec la trans­pa­rence que l’idée de Wiki­Leaks était si attrayante pour de nom­breuses per­sonnes, en par­ti­cu­lier les jeunes, cyniques à juste titre à l’égard de ce qu’on appelle le « cou­rant dominant ».

Leigh se moquait de l’idée même qu’une fois extra­dé, Assange fini­rait par « por­ter une com­bi­nai­son orange ». Ce sont des choses, a‑t‑il dit, « que lui et son avo­cat disent pour nour­rir sa paranoïa ».

Les accu­sa­tions amé­ri­caines actuelles contre Assange se concentrent sur les jour­naux afghans et ira­kiens, que le Guar­dian a publiés et sur les­quels Leigh a tra­vaillé, ain­si que sur la vidéo du meurtre col­la­té­ral mon­trant un équi­page d’hélicoptère amé­ri­cain abat­tant des civils et célé­brant le crime. Pour ce jour­na­lisme, Assange fait face à 17 chefs d’accusation d’« espion­nage » qui entraînent des peines de pri­son tota­li­sant 175 ans.

Que son uni­forme de pri­son­nier soit ou non une « com­bi­nai­son orange », les dos­siers des tri­bu­naux amé­ri­cains vus par les avo­cats d’Assange révèlent qu’une fois extra­dé, Assange sera sou­mis à des mesures admi­nis­tra­tives spé­ciales, connues sous le nom de MAS. Un rap­port de 2017 de la facul­té de droit de l’université de Yale et du Centre pour les droits consti­tu­tion­nels décrit les MAS comme « le coin le plus sombre du sys­tème car­cé­ral fédé­ral amé­ri­cain », com­bi­nant « la bru­ta­li­té et l’isolement des uni­tés de sécu­ri­té maxi­male avec des res­tric­tions sup­plé­men­taires qui privent les indi­vi­dus de presque tout lien avec le monde humain … L’effet est de pro­té­ger cette forme de tor­ture de tout véri­table exa­men public ».

Le fait qu’Assange avait rai­son depuis le début, et que le faire venir en Suède était une fraude pour cou­vrir un plan amé­ri­cain visant à le « rendre », devient enfin clair pour beau­coup qui ont ava­lé les inces­santes cam­pagnes de calom­nies. « Je parle cou­ram­ment le sué­dois et j’ai pu lire tous les docu­ments ori­gi­naux », a décla­ré récem­ment Nils Mel­zer, le rap­por­teur des Nations unies sur la tor­ture, « j’en croyais à peine mes yeux. Selon le témoi­gnage de la femme en ques­tion, un viol n’avait jamais eu lieu. Et ce n’est pas tout : le témoi­gnage de la femme a ensuite été modi­fié par la police de Stock­holm sans qu’elle soit au cou­rant afin de faire croire à un éven­tuel viol. J’ai tous les docu­ments en ma pos­ses­sion, les e‑mails, les SMS ».

Keir Star­mer est actuel­le­ment can­di­dat à la direc­tion du par­ti tra­vailliste en Grande-Bre­­tagne. Entre 2008 et 2013, il a été direc­teur des pour­suites publiques et res­pon­sable du Crown Pro­se­cu­tion Ser­vice. Selon les recherches effec­tuées par la jour­na­liste ita­lienne Ste­fa­nia Mau­ri­zi dans le cadre de la liber­té d’information, la Suède a ten­té d’abandonner l’affaire Assange en 2011, mais un fonc­tion­naire du CPS à Londres a dit au pro­cu­reur sué­dois de ne pas la trai­ter comme « une extra­di­tion de plus ».

En 2012, elle a reçu un cour­riel du CPS : « Ne vous dégon­flez pas !!! D’autres cour­riels du CPS ont été soit sup­pri­més, soit expur­gés. Pour­quoi ? Keir Star­mer doit dire pourquoi.

Au pre­mier rang de la marche de same­di se trou­ve­ra John Ship­ton, le père de Julian, dont le sou­tien infa­ti­gable à son fils est l’antithèse de la col­lu­sion et de la cruau­té des gou­ver­ne­ments d’Australie, notre pays.

L’appel à la honte com­mence avec Julia Gil­lard, la pre­mière ministre tra­vailliste aus­tra­lienne qui, en 2010, a vou­lu cri­mi­na­li­ser Wiki­Leaks, arrê­ter Assange et annu­ler son pas­se­port – jusqu’à ce que la police fédé­rale aus­tra­lienne fasse remar­quer qu’aucune loi ne le per­met­tait et qu’Assange n’avait com­mis aucun crime.

Alors qu’elle pré­ten­dait à tort lui four­nir une assis­tance consu­laire à Londres, c’est l’abandon cho­quant de son citoyen par le gou­ver­ne­ment Gil­lard qui a conduit l’Équateur à accor­der l’asile poli­tique à Assange dans son ambas­sade de Londres.

Dans un dis­cours ulté­rieur devant le Congrès amé­ri­cain, Gil­lard, une des favo­rites de l’ambassade amé­ri­caine à Can­ber­ra, a bat­tu des records de fla­gor­ne­rie (selon le site inter­net Honest His­to­ry) en décla­rant, encore et encore, la fidé­li­té des « potes d’en bas » de l’Amérique.

Aujourd’hui, pen­dant qu’Assange attend dans sa cel­lule, Gil­lard par­court le monde, se pré­sen­tant comme une fémi­niste sou­cieuse des « droits de l’homme », sou­vent en tan­dem avec cette autre fémi­niste de droite, Hil­la­ry Clinton.

« Notre monde est contrô­lé, divi­sé et mani­pu­lé, … le lan­gage et les débats sont défor­més pour pro­duire la pro­pa­gande de la fausse conscience. »

La véri­té est que l’Australie aurait pu sau­ver Julian Assange et peut encore le faire.

En 2010, je me suis arran­gé pour ren­con­trer un émi­nent dépu­té libé­ral (conser­va­teur), Mal­colm Turn­bull. Jeune avo­cat dans les années 1980, Turn­bull avait com­bat­tu avec suc­cès les ten­ta­tives du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique pour empê­cher la publi­ca­tion du livre Spy­cat­cher, dont l’auteur, Peter Wright, un espion, avait expo­sé « l’état pro­fond » de la Grande-Bretagne.

Nous avons par­lé de sa célèbre vic­toire pour la liber­té d’expression et de publi­ca­tion et j’ai décrit l’erreur judi­ciaire qui atten­dait Assange – la fraude de son arres­ta­tion en Suède et son lien avec un acte d’accusation amé­ri­cain qui pié­tine la Consti­tu­tion des États-Unis et l’État de droit international.

Turn­bull a sem­blé mon­trer un réel inté­rêt et un assis­tant a pris des notes détaillées. Je lui ai deman­dé de remettre au gou­ver­ne­ment aus­tra­lien une lettre de Gareth Peirce, la célèbre avo­cate bri­tan­nique des droits de l’homme qui repré­sente Assange.

Dans cette lettre, Peirce écrit ,

« Étant don­né l’ampleur du débat public, sou­vent sur la base d’hypothèses tota­le­ment fausses, il est très dif­fi­cile de ten­ter de pré­ser­ver la pré­somp­tion d’innocence de [Julian Assange]. M. Assange a main­te­nant sur lui non pas une mais deux épées de Damo­clès, d’une éven­tuelle extra­di­tion vers deux juri­dic­tions dif­fé­rentes pour deux crimes pré­su­més dif­fé­rents, dont aucun n’est un crime dans son propre pays, et que sa sécu­ri­té per­son­nelle est deve­nue en dan­ger dans des cir­cons­tances qui sont hau­te­ment politisées ».

Turn­bull a pro­mis de livrer la lettre, de la faire suivre et de m’en infor­mer. Je lui ai ensuite écrit plu­sieurs fois, j’ai atten­du et je n’en ai plus enten­du parler.

En 2018, John Ship­ton a écrit une lettre très émou­vante au pre­mier ministre aus­tra­lien de l’époque, lui deman­dant d’exercer le pou­voir diplo­ma­tique dont dis­pose son gou­ver­ne­ment et de rame­ner Julian chez lui. Il écri­vait qu’il crai­gnait que si Julian n’était pas secou­ru, il y aurait une tra­gé­die et que son fils mour­rait en pri­son. Il n’a pas reçu de réponse. Le pre­mier ministre était Mal­colm Turnbull.

L’année der­nière, quand on a inter­ro­gé l’actuel Pre­mier ministre, Scott Mor­ri­son, un ancien homme de rela­tions publiques, sur Assange, il a répon­du comme à son habi­tude : « Il devra faire face à son destin ! »

Lorsque la marche de same­di attein­dra les Chambres du Par­le­ment, dite « la Mère des Par­le­ments », Mor­ri­son et Gil­lard et Turn­bull et tous ceux qui ont tra­hi Julian Assange devraient être inter­pel­lés ; l’histoire et la décence ne les oublie­ront pas, ni ceux qui se taisent aujourd’hui.

Et s’il reste un peu de sens de la jus­tice dans le pays de la Grande Charte, la paro­die qu’est le pro­cès contre cet héroïque Aus­tra­lien doit être reje­tée. Sinon, gare à nous, gare à nous tous.

John Pil­ger

La marche du same­di 22 février com­mence à l’Australia House à Aldwych, Londres WC2B 4LA, à 12h30 : ras­sem­ble­ment à 11h30.

Tra­duc­tion « tel­le­ment à dire, à dénon­cer, à com­battre, et si peu de temps » par VD pour le Grand Soir avec pro­ba­ble­ment toutes les fautes et coquilles habituelles

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Source : Le Grand Soir, 
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Mettre fin à la complicité des médecins qui permettent la torture de Julian Assange

Mettre fin à la torture et à la négligence médicale de Julian Assange (The Lancet)

Doc­tors for Assange : Le 22 novembre 2019, nous, un groupe de plus de 60 méde­cins, avons écrit au ministre de l’intérieur bri­tan­nique pour lui faire part de nos graves inquié­tudes concer­nant la san­té phy­sique et men­tale de Julian Assange.

Dans notre lettre, nous avons docu­men­té un pas­sé de refus d’accès aux soins de san­té et de tor­ture psy­cho­lo­gique pro­lon­gée. Elle deman­dait qu’Assange soit trans­fé­ré de la pri­son de Bel­marsh à un CHU pour y être éxa­mi­né et rece­voir des soins. Face aux preuves de tor­ture, non trai­tée et conti­nue, nous avons éga­le­ment sou­le­vé la ques­tion de l’aptitude d’Assange à par­ti­ci­per à la pro­cé­dure d’extradition américaine.

N’ayant reçu aucune réponse sub­stan­tielle du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique, ni à notre pre­mière lettre ni à notre lettre de sui­vi, nous avons écrit au gou­ver­ne­ment aus­tra­lien, lui deman­dant d’intervenir pour pro­té­ger la san­té de son citoyen.

À ce jour, aucune réponse n’a mal­heu­reu­se­ment été reçue. Entre-temps, de nom­breux autres méde­cins du monde entier se sont joints à notre appel. Notre groupe compte actuel­le­ment 117 méde­cins, repré­sen­tant 18 pays.

Le cas d’Assange, le fon­da­teur de Wiki­leaks, pré­sente de mul­tiples facettes. Il concerne le droit, la liber­té d’expression, la liber­té de la presse, le jour­na­lisme, l’édition et la poli­tique. Mais il est aus­si clai­re­ment lié à la méde­cine et à la san­té publique. L’affaire met en lumière plu­sieurs aspects pré­oc­cu­pants qui méritent une atten­tion par­ti­cu­lière et une action concer­tée de la part de la pro­fes­sion médicale.

Nous avons été ame­nés à agir suite aux témoi­gnages poi­gnants de l’ancien diplo­mate bri­tan­nique Craig Mur­ray et du jour­na­liste d’investigation John Pil­ger, qui ont décrit la dété­rio­ra­tion de l’état d’Assange lors d’une audience de ges­tion du dos­sier le 21 octobre 2019.

Assange était appa­ru à l’audience pâle, en sous-poids, âgé et boi­teux, et il avait visi­ble­ment eu du mal à se rap­pe­ler les infor­ma­tions de base, à se concen­trer et à arti­cu­ler ses mots. À la fin de l’audience, il a « dit à la juge de dis­trict Vanes­sa Barait­ser qu’il n’avait pas com­pris ce qui s’était pas­sé au tribunal ».

Nous avons rédi­gé une lettre au ministre de l’intérieur du Royaume-Uni, qui a rapi­de­ment recueilli plus de 60 signa­tures de méde­cins d’Australie, d’Autriche, d’Allemagne, d’Italie, de Nor­vège, de Pologne, du Sri Lan­ka, de Suède, du Royaume-Uni et des États-Unis, pour conclure : « Nous sommes d’avis que M. Assange a besoin de toute urgence d’une éva­lua­tion médi­cale experte de son état de san­té phy­sique et psy­cho­lo­gique. Tout trai­te­ment médi­cal indi­qué doit être admi­nis­tré dans un hôpi­tal uni­ver­si­taire (soins ter­tiaires) cor­rec­te­ment équi­pé et doté d’un per­son­nel spé­cia­li­sé. Si cette éva­lua­tion et ce trai­te­ment urgents n’avaient pas lieu, nous crai­gnons vrai­ment, au vu des élé­ments actuel­le­ment dis­po­nibles, que M. Assange ne meure en pri­son. La situa­tion médi­cale est donc urgente. Il n’y a pas de temps à perdre ».

Le 31 mai 2019, le rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture, Nils Mel­zer, a ren­du compte de sa visite à Assange, à Bel­marsh, le 9 mai 2019, accom­pa­gné de deux experts médi­caux : « M. Assange a pré­sen­té tous les symp­tômes typiques d’une expo­si­tion pro­lon­gée à la tor­ture psy­cho­lo­gique, y com­pris un stress extrême, une anxié­té chro­nique et un trau­ma­tisme psy­cho­lo­gique intense ».

Le 1er novembre 2019, Mel­zer a aver­ti que « l’exposition conti­nue de M. Assange à l’arbitraire et aux abus pour­rait bien­tôt lui coû­ter la vie ».

Des exemples de com­mu­ni­ca­tions man­da­tées par le rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture à l’intention des gou­ver­ne­ments sont four­nis en annexe.

Ces aver­tis­se­ments et la pré­sen­ta­tion de M. Assange lors de l’audition d’octobre n’auraient peut-être pas dû sur­prendre. Après tout, avant sa déten­tion dans la pri­son de Bel­marsh dans des condi­tions équi­va­lant à l’isolement, Assange avait pas­sé près de 7 ans confi­né dans quelques pièces de l’ambassade équa­to­rienne à Londres. Là, il a été pri­vé d’air frais, de lumière du soleil, de la pos­si­bi­li­té de se dépla­cer et de faire de l’exercice libre­ment, et de l’accès à des soins médi­caux appro­priés. En effet, le groupe de tra­vail des Nations unies sur la déten­tion arbi­traire avait qua­li­fié cet enfer­me­ment de « déten­tion arbitraire ».

Le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique a refu­sé d’accorder à Assange un pas­sage sûr vers un hôpi­tal, mal­gré les demandes des méde­cins qui avaient pu lui rendre visite à l’ambassade.

Un cli­mat de peur régnait éga­le­ment autour de la four­ni­ture de soins de san­té à l’ambassade. Un méde­cin qui a ren­du visite à Assange à l’ambassade a docu­men­té ce qu’un col­lègue d’Assange a rap­por­té : « Il a été très dif­fi­cile de trou­ver des méde­cins qui étaient prêts à exa­mi­ner M. Assange à l’ambassade. Les rai­sons invo­quées étaient l’incertitude quant à savoir si l’assurance médi­cale cou­vri­rait l’ambassade équa­to­rienne (une juri­dic­tion étran­gère), si l’association avec M. Assange pou­vait nuire à leur gagne-pain ou atti­rer une atten­tion non dési­rée sur eux et leur famille, et le malaise au fait d’être asso­cié à Assange en entrant dans l’ambassade. Un méde­cin a expri­mé son inquié­tude à l’une des per­sonnes inter­ro­gées après que la police ait pris des notes sur son nom et sur le fait qu’il ren­dait visite à M. Assange. Un méde­cin a écrit qu’il avait accep­té de pro­duire un rap­port médi­cal à la seule condi­tion que son nom ne soit pas ren­du public, par crainte de répercussions ».

Il est inquié­tant de consta­ter que ce cli­mat d’insécurité et d’intimidation, qui com­pro­met encore plus les soins médi­caux offerts à Assange, était inten­tion­nel. Assange a fait l’objet d’une opé­ra­tion de sur­veillance secrète 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 à l’intérieur de l’ambassade, comme l’a mon­tré l’apparition d’enregistrements vidéo et audio secrets.

Il a été sur­veillé en pri­vé et avec des visi­teurs, notam­ment des membres de sa famille, des amis, des jour­na­listes, des avo­cats et des méde­cins. Non seule­ment ses droits à la vie pri­vée, à la vie per­son­nelle, au pri­vi­lège juri­dique et à la liber­té d’expression ont été vio­lés, mais son droit à la confi­den­tia­li­té entre méde­cin et patient l’a éga­le­ment été.

Nous condam­nons la tor­ture d’Assange. Nous condam­nons le déni de son droit fon­da­men­tal à des soins de san­té appro­priés. Nous condam­nons le cli­mat de peur qui entoure la four­ni­ture de soins de san­té à Assange. Nous condam­nons les vio­la­tions de son droit au secret médi­cal. La poli­tique ne peut être auto­ri­sée à inter­fé­rer avec le droit à la san­té et l’exercice de la méde­cine. Selon l’expérience du rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture, l’ampleur de l’ingérence de l’État est sans pré­cé­dent : « En 20 ans de tra­vail avec les vic­times de la guerre, de la vio­lence et de la per­sé­cu­tion poli­tique, je n’ai jamais vu un groupe d’États démo­cra­tiques se ras­sem­bler pour iso­ler, dia­bo­li­ser et abu­ser déli­bé­ré­ment un seul indi­vi­du pen­dant si long­temps et avec si peu de consi­dé­ra­tion pour la digni­té humaine et l’État de droit ».

Nous invi­tons nos col­lègues méde­cins à se joindre à nous en tant que signa­taires de nos lettres afin d’ajouter des voix sup­plé­men­taire à nos appels. Depuis que les méde­cins ont com­men­cé à éva­luer Assange à l’ambassade équa­to­rienne en 2015, les avis d’experts et les recom­man­da­tions urgentes des méde­cins ont été sys­té­ma­ti­que­ment igno­rés. Alors même que les auto­ri­tés dési­gnées du monde entier en matière de déten­tion arbi­traire, de tor­ture et de droits de l’homme ont ajou­té leurs appels aux aver­tis­se­ments des méde­cins, les gou­ver­ne­ments ont n’ont fait aucun cas de l’autorité médi­cale, l’éthique médi­cale et le droit à la san­té. Cette poli­ti­sa­tion des prin­cipes médi­caux fon­da­men­taux nous pré­oc­cupe beau­coup, car elle a des impli­ca­tions qui vont au-delà du cas d’Assange. L’abus par négli­gence médi­cale à moti­va­tion poli­tique crée un dan­ge­reux pré­cé­dent, par lequel la pro­fes­sion médi­cale peut être mani­pu­lée comme un outil poli­tique, ce qui, en fin de compte, mine l’impartialité de notre pro­fes­sion, son enga­ge­ment envers la san­té pour tous et son obli­ga­tion de ne pas nuire.

Si Assange devait mou­rir dans une pri­son bri­tan­nique, comme l’a aver­ti le rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture, il aurait été effec­ti­ve­ment tor­tu­ré à mort. La plu­part de ces tor­tures auront eu lieu dans le ser­vice médi­cal de la pri­son, sous la sur­veillance de méde­cins. La pro­fes­sion médi­cale ne peut pas se per­mettre de res­ter silen­cieuse, du mau­vais côté de la tor­ture et du mau­vais côté de l’histoire, pen­dant qu’une telle mas­ca­rade se déroule.

Dans le but de défendre l’éthique médi­cale, l’autorité médi­cale et le droit humain à la san­té, et de prendre posi­tion contre la tor­ture, nous pou­vons ensemble contes­ter les abus décrits dans nos lettres et les faire connaître.

Nos appels sont simples : nous deman­dons aux gou­ver­ne­ments de mettre fin à la tor­ture d’Assange et de lui garan­tir l’accès aux meilleurs soins de san­té dis­po­nibles avant qu’il ne soit trop tard. Notre demande aux autres est la sui­vante : rejoignez-nous.

Nous sommes membres de Doc­tors for Assange (Méde­cins pour Assange). Nous décla­rons qu’il n’y a pas de conflits d’intérêts. Les signa­taires de cette lettre sont énu­mé­rés en annexe.

Tra­duc­tion « ils ne s’en cachent même pas » par VD pour le Grand Soir avec pro­ba­ble­ment toutes les fautes et coquilles habituelles

Pour consul­ter les notes et réfé­rences de cet article, voir le texte ori­gi­nal.

Source : Le Grand Soir, 
https://​www​.legrand​soir​.info/​m​e​t​t​r​e​–​f​i​n​–​a​–​l​a​–​t​o​r​t​u​r​e​–​e​t​–​a​–​l​a​–​n​e​g​l​i​g​e​n​c​e​–​m​e​d​i​c​a​l​e​–​d​e​–​j​u​l​i​a​n​–​a​s​s​a​n​g​e​–​t​h​e​–​l​a​n​c​e​t​.​h​tml

Je rap­pelle que plu­sieurs bus partent de Paris à Londres dimanche pro­chain, à 20 h, pour pas­ser la jour­née de lun­di 24 février à Londres pour mani­fes­ter notre sou­tien à Julian Assange, jour­na­liste mar­tyr, tor­tu­ré à mort avec la com­pli­ci­té de tous les gou­ver­ne­ments du monde. 

Si vous le pou­vez, VENEZ AVEC NOUS ! Julian n’a plus que nous, les simples citoyens, pour le défendre.

Étienne.

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet : 

https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​7​9​1​9​1​3​1​4​2​7​317

[Important] Derrière le « libéralisme », la dictature des institutions britanniques, fondamentalement antidémocratiques (Valérie Bugault)

Pourquoi le modèle britannique est-il anti-démocratique ?

Der­rière le libé­ra­lisme, la dic­ta­ture des ins­ti­tu­tions britanniques.


par Valé­rie Bugault − février 2020 − Confé­rence à l’Ins­ti­tut Schiller

Source : Le Saker fran­co­phone, https://​lesa​ker​fran​co​phone​.fr/​p​o​u​r​q​u​o​i​–​l​e​–​m​o​d​e​l​e​–​b​r​i​t​a​n​n​i​q​u​e​–​e​s​t​–​i​l​–​a​n​t​i​–​d​e​m​o​c​r​a​t​i​que

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Valé­rie Bugault : « Je vous pro­pose à l’occasion de cette conférence :

  • d’analyser com­ment le droit anglais a his­to­ri­que­ment été mis, de façon ins­ti­tu­tion­nelle, au ser­vice des puissants ;
  • avant d’examiner com­ment la puis­sance poli­tique est deve­nue une puis­sance économique ;
  • pour enfin consi­dé­rer la conclu­sion qui est que la domi­na­tion inter­na­tio­nale du droit anglo-saxon est la pro­messe de dis­pa­ri­tion de la civi­li­sa­tion et le plus sûr che­min vers l’esclavagisme de tous.

Le Parlement anglais : une organisation politique au service des puissants

Le Par­le­ment anglais est l’héritier direct des ins­ti­tu­tions issues de la Magna Car­ta ; de quoi parle-t-on vrai­ment ? La Magna Car­ta appa­rue en 1215 qua­si immé­dia­te­ment abro­gée a res­sur­gi en 1216 avant d’être amen­dée et com­plé­tée d’une loi doma­niale (Charte de Forêt) en novembre 1217. Une qua­trième ver­sion voit le jour en février 1225, qui valide la dis­pa­ri­tion de la moi­tié de celle pro­mul­guée en 1215 ; cette Charte nou­velle ver­sion, confir­mée solen­nel­le­ment le 10 novembre 1297, sera désor­mais connue sous le nom de Magna Carta.

La Magna Car­ta bran­die comme l’arme démo­cra­tique abso­lue est en réa­li­té la mani­fes­ta­tion d’une lutte de la féo­da­li­té contre le pou­voir royal cen­tra­li­sa­teur. Elle n’est pas un ins­tru­ment du peuple contre les puis­sants mais un ins­tru­ment des puis­sants sei­gneurs contre le pou­voir royal uni­fi­ca­teur. Il s’agit en réa­li­té de reti­rer au Roi, en tant qu’organe poli­tique cen­tral, l’essentiel ou une grande par­tie de ses pré­ro­ga­tives pour les don­ner à un conseil de grands féaux, ou grands aris­to­crates appe­lé « Conseil des Barons », afin de limi­ter et fina­le­ment contrô­ler le pou­voir Royal. Le peuple, qui n’a rien à voir dans cette guerre entre grands aris­to­crates, n’a stric­te­ment rien gagné à la pro­cla­ma­tion de ladite Charte.

C’est pré­ci­sé­ment ce conseil de grands féo­daux, ini­tia­le­ment appe­lé « Conseil des Barons », qui se trans­for­me­ra peu à peu en Par­le­ment. Ledit Par­le­ment est, dès le départ, fonc­tion­nel­le­ment, aus­si peu fon­da­teur de la « démo­cra­tie » au sens de gou­ver­ne­ment par le peuple et pour le peuple, que l’esclavagisme serait la cause ultime de la liberté.

Les prin­cipes du « droit à un pro­cès équi­table » et « d’égalité uni­ver­selle » devant la loi seront intro­duit dans la Magna Car­ta en 1354.

Ce der­nier prin­cipe dit « d’égalité uni­ver­selle » est une pure « péti­tion de prin­cipe »non contrai­gnante, c’est-à-dire non juri­di­que­ment sanc­tion­née. Il ne sera, par exemple, pas en mesure de jus­ti­fier, au XVIIème siècle, la sup­pres­sion de l’esclavage sur le ter­ri­toire anglais.

Par ailleurs, il faut insis­ter sur le fait que la pro­cla­ma­tion du « droit à un pro­cès équi­table » concer­nait aus­si peu le peuple, que la com­po­si­tion du Par­le­ment issu du Conseil des Barons de la Magna Car­ta. Seuls les puis­sants, et de plus en plus, à par­tir du XIIème siècle, les bour­geois des villes, avaient l’arme pro­cé­du­rale à leur dis­po­si­tion car la jus­tice médié­vale anglaise s’est construite, ab ini­tio, comme une jus­tice de classe.

Consi­dé­rer le par­le­ment anglais comme un orga­nisme repré­sen­tant la démo­cra­tie est une simple impos­ture poli­tique ; en réa­li­té, le Par­le­ment anglais a tou­jours été char­gé de mettre en musique juri­dique la volon­té des puis­sants : d’abord des puis­sances féo­dales, puis des puis­sances finan­cières qui les ont remplacées.

Le « droit » issu du Par­le­ment anglais est en réa­li­té un droit d’entre-soi, un droit oli­gar­chique qui se fomente plus sûre­ment à la City of Lon­don, centre finan­cier et éco­no­mique du Royaume, ou dans les « clubs » chers aux Anglais, que dans l’enceinte offi­cielle d’un Par­le­ment repré­sen­tant l’intérêt popu­laire. Le Par­le­ment ne fait, en réa­li­té le plus sou­vent, confor­mé­ment à sa mis­sion d’origine, qu’entériner des solu­tions pré-consti­­tuées dans le silence des cou­loirs et des cabi­nets ; on parle à ce pro­pos de « lob­bying ».

Cette ana­lyse géné­rale n’est pas linéaire et l’on voit de-ci, de-là, en Angle­terre, cer­tains erre­ments de dépu­tés qui mani­festent ouver­te­ment leur oppo­si­tion à des pro­jets de lois. Plus ces erre­ments seront fré­quents et se mul­ti­plie­ront, plus vite le car­can ins­ti­tu­tion­nel du par­le­men­ta­risme vole­ra en éclat, et la démo­cra­tie réelle pour­ra alors poin­ter son nez en Angleterre…

Le « droit anglais » : un prin­cipe de régle­men­ta­tion au ser­vice des puissants

Reve­nons un ins­tant sur les par­ti­cu­la­ri­tés du droit anglo-saxon, en tant qu’héritier direct du droit anglais, et sur les condi­tions de son déve­lop­pe­ment à comp­ter du XVIème siècle.

Au cours du temps, est appa­ru une diver­gence fon­da­men­tale, de nature concep­tuelle, dans l’évolution du « droit » entre l’Angleterre et l’Europe continentale.

À la suite de l’effondrement de l’empire romain, le droit s’est déve­lop­pé en Europe, autour de la double hélice du pou­voir tem­po­rel d’une part et du pou­voir spi­ri­tuel d’autre part. Par pou­voir tem­po­rel, il faut com­prendre l’aristocratie orga­ni­sée autour du Roi com­pris comme le pre­mier d’entre ses pairs (Pri­mus inter pares). Par pou­voir spi­ri­tuel, il faut com­prendre le catho­li­cisme hié­rar­chi­sé et orga­ni­sé à Rome – avec quelques excep­tions his­to­riques – autour du pape.

En 1531, l’Angleterre a fait séces­sion vis-à-vis de cette orga­ni­sa­tion socio-poli­­tique conti­nen­tale lorsque le Roi Hen­ri VIII, repré­sen­tant de l’ordre tem­po­rel, déci­da de prendre le pas sur le pou­voir spi­ri­tuel en le sou­met­tant à sa propre volonté.

L’église angli­cane – dite catho­lique réfor­mée c’est-à-dire à mi-che­­min entre catho­li­cisme et pro­tes­tan­tisme – est née de la scis­sion de l’Angleterre opé­rée par le Roi Hen­ri VIII avec le pape Clé­ment VII qui refu­sa obs­ti­né­ment d’annuler son mariage avec Cathe­rine d’Aragon (afin de per­mettre audit Hen­ry VIII d’épouser Anne Boleyn). A par­tir de cette date, l’Église anglaise n’est plus sou­mise à l’autorité du pape catho­lique romain mais de l’arche­vêque de Can­tor­bé­ry, lequel est, en réa­li­té tota­le­ment dépen­dant du pou­voir tem­po­rel, c’est-à-dire du Roi d’Angleterre.

Cette réunion des pou­voirs tem­po­rel et spi­ri­tuel n’a pas eu lieu en Europe conti­nen­tale où, tout au contraire, cha­cun des deux pou­voirs tem­po­rel et spi­ri­tuel est res­té – du moins jusqu’à la révo­lu­tion de 1789 – concur­rent et indé­pen­dant, de force rela­ti­ve­ment égale (si on lisse l’histoire qui a vu suc­ces­si­ve­ment la pré­émi­nence de l’un des deux ordres sur le second, et vice ver­sa). La poro­si­té struc­tu­relle liée au fait que les grandes familles d’aristocrates occu­paient, de fac­to, les postes de digni­taires dans ces deux Ordres – Ordres poli­tiques au sens où ils struc­tu­raient effec­ti­ve­ment l’organisation de la Socié­té – n’a pas eu pour consé­quence une nor­ma­li­sa­tion des inté­rêts de ces Ordres, qui sont his­to­ri­que­ment res­tés dis­tincts et concurrents.

En Europe conti­nen­tale le pou­voir tem­po­rel avait tou­jours dû com­po­ser avec le pou­voir spi­ri­tuel, et réci­pro­que­ment ; en outre, ces deux pou­voirs avaient pour carac­té­ris­tique d’être orga­ni­sés de façon hié­rar­chique, c’est-à-dire ver­ti­cale, ce qui leur confé­rait une force sociale et poli­tique équi­va­lente. Il en est résul­té que le pou­voir nor­ma­tif des auto­ri­tés tem­po­relles, sei­gneurs et Roi com­pris, a tou­jours été limi­té par le pou­voir nor­ma­tif de l’autorité spi­ri­tuelle cen­tra­li­sée à Rome sous l’autorité du pape.

Cette double com­pé­tence nor­ma­tive struc­tu­relle a sans doute été, depuis la dis­pa­ri­tion de l’Empire Romain, le seul réel point com­mun des dif­fé­rents pays euro­péens. Nous avions donc, de façon onto­lo­gique, en Europe conti­nen­tale, une orga­ni­sa­tion poli­tique natu­rel­le­ment orga­ni­sée autour de l’idée de contre-pou­­voirs. Cette orga­ni­sa­tion poli­tique et sociale qui a carac­té­ri­sé la période du Moyen-Âge en Europe est la rai­son prin­ci­pale qui fait que l’ancien régime était, struc­tu­rel­le­ment, beau­coup moins abso­lu­tiste que ne le sont les pré­ten­dus « régimes démo­cra­tiques » actuels, dis­crè­te­ment fon­dés sur la domi­na­tion des capi­taux, et cal­qués sur les pré­ceptes déri­vés du droit anglais.

Si le droit anglo-saxon est aujourd’hui fon­dé sur la pré­émi­nence finan­cière et éco­no­mique, il est, onto­lo­gi­que­ment depuis le XVIème siècle, mis au ser­vice exclu­sif des puissants.

Ce droit ne relève pas d’un quel­conque effort intel­lec­tuel ou col­lec­tif visant à flui­di­fier et faci­li­ter la vie en com­mun, il est tout sim­ple­ment la mise en forme écrite de la domi­na­tion des puis­sants, aris­to­crates dans un pre­mier temps, puis finan­ciers depuis Cromwell.

La fusion, en 1531 en Angle­terre, des pou­voirs tem­po­rel et spi­ri­tuel a engen­dré l’émergence d’une volon­té impé­riale par l’alliance du fer et de l’argent. Dans ce contexte, Oli­ver Crom­well (1599 – 1658) a éla­bo­ré le sys­tème poli­tique dans lequel l’hégémonie impé­riale est finan­cée par les ban­quiers. Ces ban­quiers, jusqu’alors ins­tal­lés en Hol­lande à la suite de leur expul­sion d’Espagne sous le règne du Roi Fer­di­nand et de la Reine Isa­belle – suite à la signa­ture du décret de l’Alhambra le 31 mars 1492 -, ont dès lors com­men­cé à s’intégrer mas­si­ve­ment au pou­voir poli­tique tem­po­rel anglais.

Selon la « loi natu­relle » qui veut que « celui qui donne est au-des­­sus de celui qui reçoit », cette alliance du fer et du por­te­feuille a, à son tour, his­to­ri­que­ment et méca­ni­que­ment, don­né nais­sance à la supré­ma­tie des déten­teurs de capi­taux sur le pou­voir poli­tique. Cette supré­ma­tie s’est affir­mée au cours des XVIIème et XVIIIème siècle par le finan­ce­ment, par les puis­sances d’argent, des dif­fé­rentes Com­pa­gnies des Indes qui agis­saient pour le compte des États, en béné­fi­ciant du mono­pole de la force publique.

His­to­ri­que­ment mis au ser­vice du seul pou­voir tem­po­rel, le « droit » anglo-saxon s’est peu à peu, à la mesure de la prise du pou­voir poli­tique par les puis­sances d’argent, mis au seul ser­vice des prin­ci­paux déten­teurs de capi­taux. Il ne faut donc pas s’étonner de l’absolutisme de la domi­na­tion actuelle.

Cette évo­lu­tion, com­men­cée en Angle­terre, a vu la France être sa pre­mière vic­time dès 1789 ; elle s’est répan­due dans le monde entier au cours des XVIIIème, XIXème et XXème siècles.

Cette véri­table « révo­lu­tion » qui a eu lieu en France en 1789 s’est peu à peu répan­due en Europe et dans le monde pour finir par remettre en cause l’équilibre poli­tique post impé­rial (en réfé­rence à l’Empire Romain) issu de l’Europe du Moyen-Âge.

Le « Nou­vel Ordre Mon­dial », appe­lé de leurs vœux par les tenan­ciers du sys­tème éco­no­mique glo­bal qui ont pris le pou­voir effec­tif au XVIIIème siècle, est le résul­tat de la longue évo­lu­tion décrite ci-des­­sus. Notons d’ailleurs que la devise« Novus Ordo Seclo­rum », issue du Grand Sceaux des États-Unis des­si­né en 1782, a été repris, en 1935, sur les billets de 1 dollar.

Ce « Nou­vel Ordre Mon­dial », qui n’est donc en rien « nou­veau, s’apparente à l’anéantissement com­plet de ce que l’on enten­dait tra­di­tion­nel­le­ment par le terme de « civi­li­sa­tion », qui sup­pose un déve­lop­pe­ment col­lec­tif et repose, fon­da­men­ta­le­ment, sur un équi­libre des forces et des pou­voirs. Aucune civi­li­sa­tion ne peut naître et pros­pé­rer dans le contexte de l’absence pérenne de contre-pou­­voirs poli­tiques effectifs.

Il faut bien com­prendre que la réunion, au XVIème siècle, en Angle­terre, des pou­voirs spi­ri­tuel et tem­po­rel entre les mains du Roi d’Angleterre a pavé la route anglaise vers un impé­ria­lisme domi­né par les puis­sances d’argent. La route anglaise a, à son tour, via la domi­na­tion moné­taire et l’idéologie bri­tan­nique qu’elle a impo­sé au reste de l’humanité, pavé la route mon­diale vers l’impérialisme finan­cier absolu.

L’intégrisme finan­cier actuel, juri­di­que­ment maté­ria­li­sé par la supré­ma­tie du droit anglo-saxon, est le des­cen­dant direct, l’héritier fatal, de l’absolutisme du pou­voir anglais qui, en 1531, a fusion­né les pou­voirs tem­po­rel et spi­ri­tuel, fai­sant ain­si dis­pa­raître la réa­li­té des contre-pouvoirs.

En 1600, la East India Company acte le début du remplacement de l’aristocratie terrienne par les puissances d’argent au sein du pouvoir Anglais

Depuis le début du XVème siècle, l’époque dite des Grandes Décou­vertes et des grandes aven­tures mari­times, les déten­teurs de capi­taux n’ont eu de cesse de déve­lop­per leur contrôle dis­cret, par la mise en œuvre géné­rale du concept d’ano­ny­mat.

Ce concept d’anonymat, mis en musique au double niveau éco­no­mique et poli­tique, a connu son pre­mier réel grand suc­cès avec les « Com­pa­gnies des Indes », qui ont allè­gre­ment pra­ti­qué la confu­sion du pou­voir poli­tique et du pou­voir économique.

Sans sur­prise, la pre­mière Com­pa­gnie des Indes, la East India Com­pa­ny, est d’origine anglaise.

En quelque sorte, les Com­pa­gnies des Indes pré­fi­gurent la dis­tinc­tion, aujourd’hui entrée dans les mœurs éco­no­miques occi­den­tales, entre les béné­fices, lar­ge­ment pri­vés, et les charges, finan­cées par la col­lec­ti­vi­té publique. Avec la pré­ci­sion que, dès l’avènement des dif­fé­rentes Com­pa­gnies des Indes, les res­pon­sa­bi­li­tés civiles, pénales et poli­tiques des inter­ve­nants dis­pa­raissent dans le mono­pole d’État.

Les com­pa­gnies des Indes sont le pre­mier modèle dans lequel les déten­teurs réels du pou­voir, ceux qui pro­fitent de façon ultime des béné­fices des opé­ra­tions, sont très lar­ge­ment à l’abri de toute mise en cause juridique.

Les déten­teurs du pou­voir capi­ta­lis­tique, vain­queur par KO du pou­voir poli­tique, reven­diquent aujourd’hui, de façon « natu­relle », l’officialisation poli­tique et juri­dique de la réa­li­té de leur prise de pou­voir. Fata­le­ment, ce pou­voir éco­no­mique caché der­rière les mul­tiples faux sem­blants de l’anonymat capi­ta­lis­tique et du par­le­ment repré­sen­ta­tif devait, tôt ou tard, reven­di­quer offi­ciel­le­ment le pou­voir qu’il a offi­cieu­se­ment conquis au fil des siècles.

Les par­ti­sans du « Nou­vel Ordre Mon­dial » ou « Novus Ordo Seclo­rum », encore appe­lé « New World Order » sont en réa­li­té les émis­saires du pou­voir éco­no­mique caché.

La domination anglo-saxonne du monde actuel : « de l’absolutisme financier à l’esclavagisme pour tous »

La fusion, à la mode anglaise, du pou­voir tem­po­rel et du pou­voir spi­ri­tuel a fait dis­pa­raître l’équilibre des pou­voirs qui a, seul dans l’histoire du monde, per­mis l’émergence de la liber­té indi­vi­duelle et, notons-le, de la « bour­geoi­sie com­mer­çante » en tant que force politique.

Car l’émancipation popu­laire n’a pu, en occi­dent, voir le jour qu’en rai­son de l’instable équi­libre poli­tique entre pou­voir tem­po­rel et pou­voir spirituel.

Plus récem­ment, au XXème siècle, et tou­jours sous l’influence néfaste des ban­quiers glo­ba­listes, l’élimination de tout contre-pou­­voir est deve­nue internationale.

Ayant dis­pa­ru dans l’organisation interne des États occi­den­taux, un contre-pou­­voir a tou­te­fois exis­té de façon non ins­ti­tu­tion­nelle depuis la seconde Guerre Mon­diale au tra­vers de l’antagonisme inter­na­tio­nal des blocs de l’Est com­mu­niste et de l’Ouest libé­ral. À la chute de l’Union Sovié­tique, ce contre-pou­­voir infor­mel qui exis­tait néan­moins de fac­to sur la scène inter­na­tio­nale a, à son tour dis­pa­ru, met­tant à nou­veau en lumière la cruelle inexis­tence de contre-pou­­voir poli­tique interne aux États occidentaux.

Para­doxa­le­ment et de façon iro­nique, c’est sous les coups de bou­toirs répé­tés de la « liber­té indi­vi­duelle », elle-même mani­pu­lée à l’extrême, que dis­pa­raît la civi­li­sa­tion occi­den­tale carac­té­ri­sée par la liber­té indi­vi­duelle et par la liber­té poli­tique des masses popu­laires. Rap­pe­lons inci­dem­ment que l’ultra-individualisme, reven­di­qué par des mou­ve­ments comme les « LGBT », les « droits de l’enfant », « l’éducation sexuelle dès le plus jeune âge », est l’aboutissement logique de la domi­na­tion poli­tique abso­lue des prin­ci­paux déten­teurs de capi­taux : ces der­niers uti­li­sant à leur avan­tage exclu­sif le prin­cipe de bonne poli­tique consis­tant à « divi­ser pour mieux régner ».

Divi­ser chaque humain en une enti­té iso­lée de toute com­po­sante sociale pérenne et, au-delà, divi­ser l’humain et la vie en des enti­tés phy­siques auto­nomes, est l’une des armes les plus redou­tables uti­li­sées par les tenan­ciers du pou­voir éco­no­mique glo­bal pour asser­vir l’humanité. En effet, cette méthode d’asservissement appe­lée « divi­ser pour mieux régner » n’est pas seule­ment uti­li­sée, de manière géo­po­li­tique, pour divi­ser les peuples et les nations mais éga­le­ment, de façon beau­coup plus sour­noise et dan­ge­reuse, d’un point de vue poli­tique pour faire de chaque humain une enti­té instable dépour­vue de tout sup­ports émo­tion­nels et affec­tifs stables ; l’humain deve­nant dès lors un atome aisé­ment mani­pu­lable, ana­logue à un « objet » qu’il convient d’utiliser.

Le contrôle du phé­no­mène poli­tique par les prin­ci­paux déten­teurs de capi­taux a per­mis à ces der­niers de se rendre les maîtres abso­lus du concept régle­men­taire. Ils ont ain­si, peu à peu, sur toute la sur­face du globe impo­sé l’anonymat de leurs actions en déve­lop­pant de façon ins­ti­tu­tion­nelle les inter­mé­dia­tions capi­ta­lis­tiques opaques (para­dis fis­caux et autres struc­tures juri­diques opaques sur le modèle des trusts ano­nymes), inter­di­sant toute recherche en res­pon­sa­bi­li­té. La mul­ti­pli­ca­tion expo­nen­tielle des inter­mé­diaires finan­ciers a, à son tour, méca­ni­que­ment per­mis un res­ser­re­ment létal de l’emprise des finan­ciers sur tous les aspects de la vie en com­mun. Par l’imposition au niveau inter­na­tio­nal de leurs règles du jeu éco­­no­­mi­­co-finan­­cier, les ban­quiers glo­ba­listes à la manœuvre ont réus­si le tour de force d’imposer une uni­fi­ca­tion des modes de fonc­tion­ne­ment, préa­lables néces­saires à l’élaboration d’un gou­ver­ne­ment mondial.

Dans ce contexte d’accaparement du pou­voir, il faut com­prendre que le « droit anglo-saxon », est une arme bran­die comme un bou­clier anti­so­cial et anti-natio­­nal par les tenan­ciers du pou­voir éco­no­mique réel. Le « droit-régle­­men­­ta­­tion » à la mode anglo-saxonne sert à la fois de pré­texte et de jus­ti­fi­ca­tion au ren­for­ce­ment de l’absolutisme financier. »

Valé­rie Bugault.

Source : Le Saker fran­co­phone, https://​lesa​ker​fran​co​phone​.fr/​p​o​u​r​q​u​o​i​–​l​e​–​m​o​d​e​l​e​–​b​r​i​t​a​n​n​i​q​u​e​–​e​s​t​–​i​l​–​a​n​t​i​–​d​e​m​o​c​r​a​t​i​que

Voir aus­si cet entre­tien (j’ai évi­dem­ment quelques désac­cords sérieux avec Valé­rie — notam­ment sur la néces­si­té ou pas d’une sépa­ra­tion des pou­voirs et d’une consti­tu­tion —, mais cette inter­view est pour­tant très intéressante) :

Quelles institutions politiques face au Nouvel ordre mondial ?

https://​you​tu​.be/​t​F​a​D​l​M​H​E​y​j​E​&​f​e​a​t​u​r​e​=​e​m​b​_​l​ogo

[Fondamental et passionnant] John Stuart Mill : De la liberté de pensée et de discussion (1859)

Chers amis,

Je vous signale ce texte impor­tant (écrit par un père fon­da­teur du « libé­ra­lisme ») qui fonde de façon robuste le très néces­saire droit des citoyens à s’ex­pri­mer libre­ment en démo­cra­tie — droit essen­tiel que les Grecs antiques appe­laient l’i­sé­go­ria, droit vital pour la sur­vie de la fra­gile démo­cra­tie au point que les Athé­niens y tenaient même davan­tage qu’à l’i­so­no­mia (éga­li­té devant la loi) et que par­fois le mot isé­go­ria était uti­li­sé comme syno­nyme de démo­cra­tie, isé­go­ria dont je vous parle depuis 2005 et qui me vaut tant d’en­nuis de la part des domi­nants du moment. 

Tout est puis­sant et utile dans ce long texte, pour réflé­chir à la liber­té d’ex­pres­sion, condi­tion car­di­nale d’un bon éclai­rage de l’o­pi­nion publique. Il faut lire ce texte le crayon à la main et en repé­rer soi-même les pas­sages essentiels. 

Nos enfants devraient lire et tra­vailler ce texte, et confron­ter entre eux, et avec leurs parents, les accords et désac­cords sur ses idées. C’est un texte impor­tant dans la culture géné­rale d’un citoyen digne de ce nom, c’est-à-dire consti­tuant, réflé­chis­sant aux ins­ti­tu­tions pro­té­geant le bien commun. 

Je n’ou­blie pas les cra­pu­le­ries que John Stuart Mill a pu dire par ailleurs, sur les pauvres et les tra­vailleurs par exemple (comme tous les pré­ten­dus « libé­raux » : ne ratez pas le livre pas­sion­nant et impor­tant de Dome­ni­co Losur­do, « Contre-his­­toire du libé­ra­lisme »), mais je trouve, mal­gré tout, ce texte de Mill lumi­neux et convain­quant, d’une por­tée uni­ver­selle et intemporelle.

Cha­cun fera le rap­pro­che­ment entre ce qui est expli­qué ci-des­­sous et ce qui m’est arri­vé en juin 2019. J’y revien­drai bien­tôt. Lisez d’a­bord ce texte, s’il vous plaît.

Étienne.


 

http://​clas​siques​.uqac​.ca/​c​l​a​s​s​i​q​u​e​s​/​M​i​l​l​_​j​o​h​n​_​s​t​u​a​r​t​/​d​e​_​l​a​_​l​i​b​e​r​t​e​/​d​e​_​l​a​_​l​i​b​e​r​t​e​.​h​tml

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Il est à espé­rer que le temps où il aurait fal­lu défendre la « liber­té de presse » comme l’une des sécu­ri­tés contre un gou­ver­ne­ment cor­rom­pu ou tyran­nique est révo­lu. On peut sup­po­ser qu’il est aujourd’­hui inutile de défendre l’i­dée selon laquelle un légis­la­tif ou un exé­cu­tif dont les inté­rêts ne seraient pas iden­ti­fiés à ceux du peuple n’est pas auto­ri­sé à lui pres­crire des opi­nions ni à déter­mi­ner pour lui les doc­trines et les argu­ments à entendre. D’ailleurs, les phi­lo­sophes qui m’ont pré­cé­dé ont déjà si sou­vent et triom­pha­le­ment mis en évi­dence cet aspect du pro­blème que point n’est besoin d’y insis­ter ici. Quoique la loi anglaise sur la presse soit aus­si ser­vile de nos jours qu’au temps des Tudor, il n’y a guère de risque qu’elle fasse office d’ou­til de répres­sion contre la dis­cus­sion poli­tique, sinon dans un moment de panique pas­sa­gère où la crainte fait perdre la tête aux ministres et aux juges[1]. Et géné­ra­le­ment, il n’est pas à craindre dans un pays consti­tu­tion­nel que le gou­ver­ne­ment, qu’il soit ou non entiè­re­ment res­pon­sable envers le peuple, cherche sou­vent à contrô­ler l’ex­pres­sion de l’o­pi­nion, excep­té lorsque, en agis­sant ain­si, il se fait l’or­gane de l’in­to­lé­rance géné­rale du public.

Sup­po­sons donc que le gou­ver­ne­ment ne fasse qu’un avec le peuple et ne songe jamais à exer­cer aucun pou­voir de coer­ci­tion, à moins d’être en accord avec ce qu’il estime être la voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d’exer­cer une telle coer­ci­tion, que ce soit de lui-même ou par l’in­ter­mé­diaire de son gou­ver­ne­ment, car ce pou­voir est illé­gi­time. Le meilleur gou­ver­ne­ment n’y a pas davan­tage de droit que le pire : un tel pou­voir est aus­si nui­sible, si ce n’est plus, lors­qu’il s’exerce en accord avec l’o­pi­nion publique qu’en oppo­si­tion avec elle. Si tous les hommes moins un par­ta­geaient la même opi­nion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’im­po­ser silence à cette per­sonne, pas plus que celle-ci, d’im­po­ser silence aux hommes si elle en avait le pou­voir. Si une opi­nion n’é­tait qu’une pos­ses­sion per­son­nelle, sans valeur pour d’autres que son pos­ses­seur ; si d’être gêné dans la jouis­sance de cette pos­ses­sion n’é­tait qu’un dom­mage pri­vé, il y aurait une dif­fé­rence à ce que ce dom­mage fût infli­gé à peu ou à beau­coup de personnes. 

Mais ce qu’il y a de par­ti­cu­liè­re­ment néfaste à impo­ser silence à l’ex­pres­sion d’une opi­nion, c’est que cela revient à voler l’hu­ma­ni­té : tant la pos­té­ri­té que la géné­ra­tion pré­sente, les détrac­teurs de cette opi­nion davan­tage encore que ses déten­teurs. Si l’o­pi­nion est juste, on les prive de l’oc­ca­sion d’é­chan­ger l’er­reur pour la véri­té ; si elle est fausse, ils perdent un béné­fice presque aus­si consi­dé­rable : une per­cep­tion plus claire et une impres­sion plus vive de la véri­té que pro­duit sa confron­ta­tion avec l’erreur.

Il est néces­saire de consi­dé­rer sépa­ré­ment ces deux hypo­thèses, à cha­cune des­quelles cor­res­pond une branche dis­tincte de l’ar­gu­ment. On ne peut jamais être sûr que l’o­pi­nion qu’on s’ef­force d’é­touf­fer est fausse ; et si nous l’é­tions, ce serait encore un mal.

Pre­miè­re­ment, il se peut que l’o­pi­nion qu’on cherche à sup­pri­mer soit vraie : ceux qui dési­rent la sup­pri­mer en contestent natu­rel­le­ment la véri­té, mais ils ne sont pas infaillibles. Il n’est pas en leur pou­voir de tran­cher la ques­tion pour l’hu­ma­ni­té entière, ni de reti­rer à d’autres qu’eux les moyens de juger. Refu­ser d’en­tendre une opi­nion sous pré­texte qu’ils sont sûrs de sa faus­se­té, c’est pré­su­mer que leur cer­ti­tude est la cer­ti­tude abso­lue. Étouf­fer une dis­cus­sion, c’est s’ar­ro­ger l’in­failli­bi­li­té. Cet argu­ment com­mun suf­fi­ra à la condam­na­tion de ce pro­cé­dé, car tout com­mun qu’il soit, il n’en est pas plus mauvais.

Mal­heu­reu­se­ment pour le bon sens des hommes, le fait de leur failli­bi­li­té est loin de gar­der dans leur juge­ment pra­tique le poids qu’ils lui accordent en théo­rie. En effet, bien que cha­cun se sache faillible, peu sont ceux qui jugent néces­saire de se pré­mu­nir contre cette failli­bi­li­té, ou d’ad­mettre qu’une opi­nion dont ils se sentent très sûrs puisse être un exemple de cette erreur. Les princes abso­lus, ou qui­conque accou­tu­mé à une défé­rence illi­mi­tée, éprouvent ordi­nai­re­ment cette entière confiance en leurs propres opi­nions sur presque tous les sujets. Les hommes les plus heu­reu­se­ment pla­cés qui voient par­fois leurs opi­nions dis­pu­tées, et qui ne sont pas com­plè­te­ment inac­cou­tu­més à être cor­ri­gés lors­qu’ils ont tort, n’ac­cordent cette même confiance illi­mi­tée qu’aux opi­nions qu’ils par­tagent avec leur entou­rage, ou avec ceux envers qui ils défèrent habi­tuel­le­ment ; car moins un homme fait confiance à son juge­ment soli­taire, plus il s’en remet impli­ci­te­ment à l’in­failli­bi­li­té « du  monde »  en  géné­ral. Et le monde, pour chaque indi­vi­du, signi­fie la par­tie du monde avec laquelle il est en contact : son par­ti, sa secte, son Église, sa classe sociale. En com­pa­rai­son, on trou­ve­ra à un homme l’es­prit large et libé­ral s’il étend le terme de « monde » à son pays ou son époque. Et sa foi dans cette auto­ri­té col­lec­tive ne sera nul­le­ment ébran­lée quoi­qu’il sache que d’autres siècles, d’autres pays, d’autres sectes, d’autres Églises, d’autres par­tis ont pen­sé et pensent encore exac­te­ment le contraire. Il délègue à son propre monde la res­pon­sa­bi­li­té d’a­voir rai­son face aux mondes dis­si­dents des autres hommes, et jamais il ne s’in­quiète de ce que c’est un pur hasard qui a déci­dé lequel de ces nom­breux mondes serait l’ob­jet de sa confiance, et de ce que les causes qui font de lui un angli­can à Londres sont les mêmes qui en auraient fait un boud­dhiste ou confu­cia­niste à Pékin. 

Cepen­dant il est évident, comme pour­raient le prou­ver une infi­ni­té d’exemples, que les époques ne sont pas plus infaillibles que les indi­vi­dus, chaque époque ayant pro­fes­sé nombre d’o­pi­nions que les époques sui­vantes ont esti­mées non seule­ment fausses, mais absurdes. De même il est cer­tain que nombre d’o­pi­nions aujourd’­hui répan­dues seront reje­tées par les époques futures, comme l’é­poque actuelle rejette nombre d’o­pi­nions autre­fois répandues.

Cet argu­ment sus­ci­te­ra pro­ba­ble­ment une objec­tion de la forme sui­vante : inter­dire la pro­pa­ga­tion de l’er­reur n’est effec­ti­ve­ment pas davan­tage une garan­tie d’in­failli­bi­li­té que n’im­porte quel acte accom­pli par l’au­to­ri­té publique selon son propre juge­ment et sous sa propre res­pon­sa­bi­li­té, mais le juge­ment est don­né aux hommes pour qu’ils s’en servent. Pour autant faut-il défendre pure­ment et sim­ple­ment aux hommes de s’en ser­vir sous pré­texte qu’ils risquent d’en faire mau­vais usage ? En inter­di­sant ce qu’ils estiment per­ni­cieux, ils ne pré­tendent pas être exempts d’er­reurs : ils ne font que rem­plir leur devoir d’a­gir selon leur conscience et leur convic­tion, mal­gré leur failli­bi­li­té. Si nous ne devions jamais agir selon nos opi­nions de peur qu’elles ne soient fausses, ce serait négli­ger à la fois tous nos inté­rêts et nos devoirs. Une opi­nion qui s’ap­plique à toute conduite en géné­ral ne sau­rait être une objec­tion valable à aucune conduite en par­ti­cu­lier. C’est le devoir du gou­ver­ne­ment, et des indi­vi­dus, de se for­mer les opi­nions les plus justes qu’ils peuvent, de se les for­mer avec soin, sans jamais les impo­ser aux autres à moins d’être tout à fait sûrs d’a­voir rai­son. Mais quand ils en sont sûrs (diront les rai­son­neurs), ce n’est point la conscience, mais la couar­dise qui les retient de lais­ser se dif­fu­ser cer­taines doc­trines qu’­hon­nê­te­ment ils estiment dan­ge­reuses pour le bien-être de l’hu­ma­ni­té, soit dans cette vie, soit dans l’autre ; et cela, parce que d’autres peuples en des temps moins éclai­rés ont répri­mé des opi­nions qu’on croit justes aujourd’­hui. Gar­­dons-nous, dira-t-on, de refaire la même erreur. Mais gou­ver­ne­ments et nations ont com­mis des erreurs dans d’autres domaines dont on ne nie pas qu’ils soient du res­sort de l’au­to­ri­té publique : ils ont levé de mau­vais impôts, mené des guerres injustes. Est-ce une rai­son pour ne plus lever d’im­pôts ou pour ne plus faire de guerres, en dépit des pro­vo­ca­tions ? Les hommes et les gou­ver­ne­ments doivent agir du mieux qu’ils peuvent. Il n’existe pas de cer­ti­tude abso­lue, mais il y en a assez pour les besoins de la vie. Nous pou­vons et devons pré­su­mer juste notre opi­nion, suf­fi­sam­ment pour diri­ger notre conduite ; et ce n’est pré­su­mer rien de plus que d’empêcher les mau­vaises gens de per­ver­tir la socié­té en pro­pa­geant des opi­nions que nous jugeons fausses et pernicieuses.

Je réponds que c’est pré­su­mer bien davan­tage. Il existe une dif­fé­rence extrême entre pré­su­mer vraie une opi­nion qui a sur­vé­cu à toutes les réfu­ta­tions et pré­su­mer sa véri­té afin de ne pas en per­mettre la réfu­ta­tion. La liber­té com­plète de contre­dire et de réfu­ter notre opi­nion est la condi­tion même qui nous per­met de pré­su­mer sa véri­té en vue d’a­gir : c’est là la seule façon ration­nelle don­née à un être doué de facul­tés humaines de s’as­su­rer qu’il est dans le vrai.

Quand nous consi­dé­rons soit l’his­toire de l’o­pi­nion, soit le cours ordi­naire de la vie humaine, à quoi attri­buer que l’une et l’autre ne soient pas pires ? Certes pas à la force propre de l’in­tel­li­gence humaine ; car, pour toute ques­tion déli­cate, une per­sonne sur cent sera capable de tran­cher ; et encore, la capa­ci­té de cette unique per­sonne n’est que rela­tive. Car la majo­ri­té des grands hommes des géné­ra­tions pas­sées a sou­te­nu maintes opi­nions aujourd’­hui tenues pour erro­nées et fait et approu­vé nombre de choses que nul ne jus­ti­fie plus aujourd’­hui. Com­ment se fait-il alors qu’il y ait glo­ba­le­ment pré­pon­dé­rance d’o­pi­nions et de conduites ration­nelles dans l’hu­ma­ni­té ? Si pré­pon­dé­rance il y a — et sans elle, les affaires humaines seraient et eussent tou­jours été dans un état presque déses­pé­ré — elle le doit à une qua­li­té de l’es­prit humain, à la source de tout ce qu’il y a de res­pec­table en l’homme en tant qu’être intel­lec­tuel et moral, à savoir que ses erreurs sont rec­ti­fiables. Par la dis­cus­sion et l’ex­pé­rience — mais non par la seule expé­rience — il est capable de cor­ri­ger ses erreurs : la dis­cus­sion est néces­saire pour mon­trer com­ment inter­pré­ter l’ex­pé­rience. Fausses opi­nions et fausses pra­tiques cèdent gra­duel­le­ment devant le fait et l’ar­gu­ment ; mais pour pro­duire quelque effet sur l’es­prit, ces faits et argu­ments doivent lui être pré­sen­tés. Rares sont les faits qui parlent d’eux-mêmes, sans com­men­taire qui fasse res­sor­tir leur signi­fi­ca­tion. Il s’en­suit que toute la force et la valeur de l’es­prit humain — puis­qu’il dépend de cette facul­té d’être rec­ti­fié quand il s’é­gare — n’est vrai­ment fiable que si tous les moyens pour le rec­ti­fier sont à por­tée de main. Le juge­ment d’un homme s’a­vère-t-il digne de confiance, c’est qu’il a su demeu­rer ouvert aux cri­tiques sur ses opi­nions et sa conduite ; c’est qu’il a pris l’ha­bi­tude d’é­cou­ter tout ce qu’on disait contre lui, d’en pro­fi­ter autant qu’il était néces­saire et de s’ex­po­ser à lui-même — et par­fois aux autres — la faus­se­té de ce qui était faux : c’est qu’il a sen­ti que la seule façon pour un homme d’ac­cé­der à la connais­sance exhaus­tive d’un sujet est d’é­cou­ter ce qu’en disent des per­sonnes d’o­pi­nions variées et   com­ment   l’en­vi­sagent   dif­fé­rentes   formes d’es­prit. Jamais homme sage n’ac­quit sa sagesse autre­ment ; et la nature de l’in­tel­li­gence humaine est telle qu’elle ne peut l’ac­qué­rir autre­ment. Loin de sus­ci­ter doute et hési­ta­tion lors de la mise en pra­tique, s’ha­bi­tuer à cor­ri­ger et com­plé­ter sys­té­ma­ti­que­ment son opi­nion en la com­pa­rant à celle des autres est la seule garan­tie qui la rende digne de confiance. En effet l’homme sage — pour connaître mani­fes­te­ment tout ce qui se peut dire contre lui, pour défendre sa posi­tion contre tous les contra­dic­teurs, pour savoir que loin d’é­vi­ter les objec­tions et les dif­fi­cul­tés, il les a recher­chées et n’a négli­gé aucune lumière sus­cep­tible d’é­clai­rer tous les aspects du sujet — l’homme sage a le droit de pen­ser que son juge­ment vaut mieux que celui d’un autre ou d’une mul­ti­tude qui n’ont pas sui­vi le même processus.

Ce n’est pas trop exi­ger que d’im­po­ser à ce qu’on appelle le public — ce mélange hété­ro­clite d’une mino­ri­té de sages et d’une majo­ri­té de sots — de se sou­mettre à ce que les hommes les plus sages — ceux qui peuvent le plus pré­tendre à la fia­bi­li­té de leur juge­ment — estiment néces­saire pour garan­tir leur juge­ment. La plus into­lé­rante des Églises, l’É­glise catho­lique romaine, admet et écoute patiem­ment, même lors de la cano­ni­sa­tion d’un saint, un « avo­cat du diable ». Les plus saints des hommes ne sau­raient être admis aux hon­neurs post­humes avant que tout ce que le diable peut dire contre eux ne soit connu et pesé. S’il était inter­dit de remettre en ques­tion la phi­lo­so­phie new­to­nienne, l’hu­ma­ni­té ne pour­rait aujourd’­hui la tenir pour   vraie   en   toute   cer­ti­tude.   Les croyances pour les­quelles nous avons le plus de garan­tie n’ont pas d’autre sau­ve­garde qu’une invi­ta­tion constante au monde entier de les prou­ver non fon­dées. Si le défi n’est pas rele­vé — ou s’il est rele­vé et que la ten­ta­tive échoue — nous demeu­re­rons assez éloi­gnés de la cer­ti­tude, mais nous aurons fait de notre mieux dans l’é­tat actuel de la rai­son humaine : nous n’au­rons rien négli­gé pour don­ner à la véri­té une chance de nous atteindre. Les lices res­tant ouvertes, nous pou­vons espé­rer que s’il existe une meilleure véri­té, elle sera décou­verte lorsque l’es­prit humain sera capable de la rece­voir. Entre-temps, nous pou­vons être sûrs que notre époque a appro­ché la véri­té d’aus­si près que pos­sible. Voi­là toute la cer­ti­tude à laquelle peut pré­tendre un être faillible, et la seule manière d’y parvenir.

Il est éton­nant que les hommes admettent la vali­di­té des argu­ments en faveur de la libre dis­cus­sion, mais qu’ils objectent dès qu’il s’a­git de les « pous­ser jus­qu’au bout », et cela sans voir que si ces rai­sons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, c’est qu’elles ne valent rien. Il est éton­nant qu’ils s’i­ma­ginent s’at­tri­buer l’in­failli­bi­li­té en recon­nais­sant la néces­si­té de la libre dis­cus­sion sur tous les sujets ouverts au doute, mais pensent éga­le­ment que cer­taines doc­trines ou prin­cipes par­ti­cu­liers devraient échap­per à la remise en ques­tion sous pré­texte que leur cer­ti­tude est prou­vée, ou plu­tôt qu’ils sont cer­tains, eux, de leur cer­ti­tude. Qua­li­fier une pro­po­si­tion de cer­taine tant qu’il existe un être qui nie­rait cette cer­ti­tude s’il en avait la per­mis­sion alors qu’il est pri­vé de celle-ci, c’est nous pré­su­mer — nous et ceux qui sont d’ac­cord avec nous — les garants de la cer­ti­tude, garants qui de sur­croît pour­raient se dis­pen­ser d’en­tendre la par­tie adverse.

Dans notre époque — qu’on a décrite comme « pri­vée de foi, mais ter­ri­fiée devant le scep­ti­cisme » — où les gens se sentent sûrs non pas tant de la véri­té de leurs opi­nions que de leur néces­si­té, les droits d’une opi­nion à demeu­rer pro­té­gée contre l’at­taque publique se fondent moins sur sa véri­té que sur son impor­tance pour la socié­té. Il y a, dit-on, cer­taines croyances si utiles, voire si indis­pen­sables au bien-être qu’il est du devoir des gou­ver­ne­ments de les défendre, au même titre que d’autres inté­rêts de la socié­té. Devant une telle situa­tion de néces­si­té, devant un cas s’ins­cri­vant aus­si évi­dem­ment dans leur devoir, assure-t-on, un peu moins d’in­failli­bi­li­té suf­fi­rait pour jus­ti­fier, voire obli­ger, les gou­ver­ne­ments à agir selon leur propre opi­nion, confir­mée par l’o­pi­nion géné­rale de l’hu­ma­ni­té. On avance aus­si sou­vent — et on le pense plus sou­vent encore — que seuls les méchants dési­re­raient affai­blir ces croyances salu­taires ; aus­si n’y a‑t‑il rien de mal à inter­dire ce qu’eux seuls vou­draient faire. Cette manière de pen­ser, en jus­ti­fiant les res­tric­tions sur la dis­cus­sion, fait de ce pro­blème non plus une ques­tion de véri­té, mais d’u­ti­li­té des doc­trines ; et on se flatte ce fai­sant d’é­chap­per à l’ac­cu­sa­tion de garant infaillible des opi­nions. Mais ceux qui se satis­font à si bon compte ne s’a­per­çoivent pas que la pré­ten­tion à l’in­failli­bi­li­té est sim­ple­ment dépla­cée. L’u­ti­li­té même d’une opi­nion est affaire d’o­pi­nion : elle est un objet de dis­pute ouvert à la dis­cus­sion, et qui l’exige autant que l’o­pi­nion elle-même. Il fau­dra un garant infaillible des opi­nions tant pour déci­der qu’une opi­nion est nui­sible que pour déci­der qu’elle est fausse, à moins que l’o­pi­nion ain­si condam­née n’ait toute lati­tude pour se défendre. Il ne convient donc pas de dire qu’on per­met à un héré­tique de sou­te­nir l’u­ti­li­té ou le carac­tère inof­fen­sif de son opi­nion si on lui défend d’en sou­te­nir la véri­té. La véri­té d’une opi­nion fait par­tie de son uti­li­té. Lorsque nous vou­lons savoir s’il est sou­hai­table qu’une pro­po­si­tion soit par­ta­gée, est-il pos­sible d’ex­clure la ques­tion de savoir si oui ou non elle est vraie ? Dans l’o­pi­nion, non des méchants mais des meilleurs des hommes, nulle croyance contraire à la véri­té ne peut être réel­le­ment utile : pou­­vez-vous empê­cher de tels hommes d’a­van­cer cet argu­ment quand on les accuse de s’op­po­ser à l’u­ti­li­té pré­ten­due d’une doc­trine qu’ils estiment fausse par ailleurs ? Ceux qui défendent les opi­nions reçues ne manquent jamais de tirer tous les avan­tages pos­sibles de cette excuse : jamais on ne les voit, eux, trai­ter de la ques­tion de l’u­ti­li­té comme si on pou­vait l’abs­traire com­plè­te­ment de celle de la véri­té. Au contraire, c’est avant tout parce que leur doc­trine est « la véri­té » qu’ils estiment si indis­pen­sable de la connaître ou d’y croire. Il ne peut y avoir de dis­cus­sion loyale sur la ques­tion de l’u­ti­li­té quand un seul des deux par­tis peut se per­mettre d’a­van­cer un argu­ment aus­si vital. Et en fait, lorsque la loi ou le sen­ti­ment public ne per­mettent pas de remettre en ques­tion la véri­té d’une opi­nion, ils tolèrent tout aus­si peu un déni de son uti­li­té. Ce qu’ils per­mettent, tout au plus, c’est une atté­nua­tion de sa néces­si­té abso­lue ou de la faute indé­niable qu’il y aurait à la rejeter.

Afin de mieux illus­trer tout le mal qu’il y a à refu­ser d’é­cou­ter des opi­nions parce que nous les avons condam­nées d’a­vance dans notre propre juge­ment, il convient d’an­crer la dis­cus­sion sur un cas concret. Je choi­si­rai de pré­fé­rence les cas qui me sont le moins favo­rables, ceux dans les­quels les argu­ments contre la liber­té d’o­pi­nion — tant du côté de la véri­té que de l’u­ti­li­té — sont esti­més les plus forts. Sup­po­sonsque les opi­nions contes-tées soient la croyance en un Dieu et en une vie future, ou n’im­porte laquelle des doc­trines morales com­mu­né­ment reçues. Livrer bataille sur un tel ter­rain, c’est don­ner grand avan­tage à un adver­saire de mau­vaise foi, car il dira sûre­ment (et bien d’autres qui ne vou­draient pas faire montre de mau­vaise foi se le diront inté­rieu­re­ment avec lui) : sont-ce là les doc­trines que vous n’es­ti­mez pas suf­fi­sam­ment cer­taines pour être pro­té­gées par la loi ? La croyance en un Dieu est-elle, selon vous, de ces opi­nions dont on ne peut se sen­tir sûr sans pré­tendre à l’in­failli­bi­li­té ? Qu’on me per­mette de remar­quer que le fait de se sen­tir sûr d’une doc­trine (quelle qu’elle soit) n’est pas ce que j’ap­pelle pré­tendre à l’in­failli­bi­li­té. J’en­tends par là le fait de vou­loir déci­der cette ques­tion pour les autres sans leur per­mettre d’en­tendre ce qu’on peut dire de l’autre côté. Et je dénonce et ne réprouve pas moins cette pré­ten­tion quand on l’a­vance en  faveur de mes convic­tions  les plus solen­nelles. Quelque per­sua­dé que soit un homme non seule­ment de la faus­se­té, mais des consé­quences per­ni­cieuses d’une opi­nion — non seule­ment de ses consé­quences per­ni­cieuses, mais (pour employer des expres­sions que je condamne abso­lu­ment) de son immo­ra­li­té et de son impié­té — c’est pré­su­mer de son infailli­bi­li­té, et cela en dépit du sou­tien que lui accor­de­rait le juge­ment public de son pays ou de ses contem­po­rains, que d’empêcher cette opi­nion de plai­der pour sa défense. Et cette pré­somp­tion, loin d’être moins dan­ge­reuse ou répré­hen­sible, serait d’au­tant plus fatale que l’o­pi­nion en ques­tion serait appe­lée immo­rale ou impie. Telles sont jus­te­ment les occa­sions où les hommes com­mettent ces ter­ribles erreurs qui ins­pirent à la pos­té­ri­té stu­peur et hor­reur. Nous en trou­vons des exemples mémo­rables dans l’his­toire lorsque nous voyons le bras de la jus­tice uti­li­sé pour déci­mer les meilleurs hommes et les meilleurs doc­trines, et cela avec un suc­cès déplo­rable quant aux hommes ; quant aux doc­trines, cer­taines ont sur­vé­cu pour être (comme par déri­sion) invo­quées en défense d’une conduite sem­blable envers ceux-là mêmes qui diver­geaient de celles-ci ou de leur inter­pré­ta­tion cou­ram­ment admise.

On ne sau­rait rap­pe­ler trop sou­vent à l’hu­ma­ni­té qu’il a exis­té autre­fois un homme du nom de Socrate, et qu’il y eut, entre celui-ci et les auto­ri­tés et l’o­pi­nion publique de son temps, un affron­te­ment mémo­rable. Né dans un siècle et dans un pays riche en gran­deur indi­vi­duelle, l’i­mage qui nous a été trans­mise par ceux qui connais­saient le mieux à la fois le per­son­nage et son époque, est celle de l’homme le plus ver­tueux de son temps ; mais nous le connais­sons éga­le­ment comme le chef et le modèle de tous ces grands maîtres de ver­tu qui lui furent pos­té­rieurs, tout à la fois la source et la noble ins­pi­ra­tion de Pla­ton et de l’u­ti­li­ta­risme judi­cieux d’A­ris­tote, « i maës­tri di color que san­no », eux-mêmes à l’o­ri­gine de l’é­thique et de toute phi­lo­so­phie. Ce maître avoué de tous les émi­nents pen­seurs qui vécurent après lui — cet homme dont la gloire ne cesse de croître depuis plus de deux mille ans et éclipse celle de tous les autres noms qui illus­trèrent sa ville natale — fut mis à mort par ses conci­toyens après une condam­na­tion juri­dique pour impié­té et immo­ra­li­té. Impié­té, pour avoir nié les dieux recon­nus par l’É­tat ; en effet, ses accu­sa­teurs affir­maient (voir l’Apo­lo­gie) qu’il ne croyait en aucun dieu. Immo­ra­li­té, pour avoir été par ses doc­trines et son ensei­gne­ment le « cor­rup­teur de la jeu­nesse ». Il y a tout lieu de croire que le tri­bu­nal le trou­va en conscience cou­pable de ces crimes ; et il condam­na à mort comme un cri­mi­nel l’homme pro­ba­ble­ment le plus digne de mérite de ses contem­po­rains et de l’humanité.

Pas­sons à pré­sent au seul autre exemple d’i­ni­qui­té judi­ciaire dont la men­tion, après la condam­na­tion de Socrate, ne nous fasse pas tom­ber dans la tri­via­li­té [Jésus]. L’é­vé­ne­ment eut lieu sur le Cal­vaire il y a un peu plus de mille huit cents ans. L’homme — qui lais­sa sur tous les témoins de sa vie et de ses paroles une telle impres­sion de gran­deur morale que les dix-huit siècles sui­vants lui ont ren­du hom­mage comme au Tout-Puis­­sant en per­sonne — cet homme fut igno­mi­nieu­se­ment mis à mort. À quel titre ? Blas­phé­ma­teur. Non seule­ment les hommes mécon­nurent leur bien­fai­teur, mais ils le prirent pour exac­te­ment le contraire de ce qu’il était et le trai­tèrent comme un pro­dige d’im­pié­té, accu­sa­tion aujourd’­hui retour­née contre eux pour le trai­te­ment qu’ils lui infli­gèrent. Aujourd’­hui, les sen­ti­ments qui animent les hommes en consi­dé­rant ces évé­ne­ments lamen­tables, spé­cia­le­ment le second, les rendent extrê­me­ment injustes dans leur juge­ment envers les mal­heu­reux acteurs de ces drames. Ceux-ci, selon toute espé­rance, n’é­taient point des méchants — ils n’é­taient pas pires que le com­mun des hommes —, mais au contraire des hommes qui pos­sé­daient au plus haut point les sen­ti­ments reli­gieux, moraux et patrio­tiques de leur temps et de leur peuple : la sorte même d’homme qui, à toutes les époques y com­pris la nôtre, ont toutes les chances de tra­ver­ser la vie irré­pro­chables et res­pec­tés. Le grand prêtre qui déchi­ra ses vête­ments en enten­dant pro­non­cer les paroles qui, selon toutes les concep­tions de son pays, consti­tuaient le plus noir des crimes, éprou­va sans doute une hor­reur sin­cère, à la mesure des sen­ti­ments moraux et reli­gieux pro­fes­sés par le com­mun des hommes pieux et res­pec­tables. Pour­tant la plu­part de ceux qui fré­missent aujourd’­hui devant sa conduite auraient agi exac­te­ment de même s’ils avaient vécu à cette époque et étaient nés juifs. Les chré­tiens ortho­doxes qui sont ten­tés de croire que ceux qui lapi­dèrent les pre­miers mar­tyrs furent plus méchants qu’eux-mêmes devraient se sou­ve­nir que saint Paul fut au nombre des persécuteurs.

Ajou­tons encore un exemple, le plus frap­pant de tous si tant est que le carac­tère impres­sion­nant d’une erreur se mesure à la sagesse et à la ver­tu de celui qui la com­met. Si jamais monarque eut sujet de se croire le meilleur et le plus éclai­ré de ses contem­po­rains, ce fut l’empereur Marc Aurèle. Maître abso­lu du monde civi­li­sé tout entier, il se condui­sit toute sa vie avec la plus pure jus­tice et conser­va, en dépit de son édu­ca­tion stoï­cienne, le plus tendre des cœurs. Le peu de fautes qu’on lui attri­bue viennent toutes de son indul­gence, tan­dis que ses écrits, l’œuvre éthique la plus noble de l’An­ti­qui­té, ne dif­fère qu’à peine, sinon pas du tout, des ensei­gne­ments les plus carac­té­ris­tiques du Christ. Ce fut cet homme — meilleur chré­tien dans tous les sens du terme (le dog­ma­tique excep­té) que la plu­part des sou­ve­rains offi­ciel­le­ment chré­tiens qui ont régné depuis — ce fut cet homme qui per­sé­cu­ta le chris­tia­nisme. A la pointe de tous les pro­grès anté­rieurs de l’hu­ma­ni­té, doué d’une intel­li­gence ouverte et libre et d’un carac­tère qui le por­tait à incar­ner dans ses écrits moraux l’i­déal chré­tien, il ne sut pas voir — tout péné­tré qu’il était de son devoir — que le chris­tia­nisme était un bien et non un mal pour le monde. Il savait que la socié­té de son temps était dans un état déplo­rable. Mais telle qu’elle était, il vit ou s’i­ma­gi­na voir que ce qui l’empêchait d’empirer était la foi et la véné­ra­tion qu’elle vouait aux anciennes divi­ni­tés. En tant que sou­ve­rain, il esti­ma de son devoir de ne pas lais­ser la socié­té se dis­soudre, et ne vit pas com­ment, si on ôtait les liens exis­tants, on en pour­rait refor­mer d’autres pour la res­sou­der. La nou­velle reli­gion visait ouver­te­ment à défaire ces liens ; et comme son devoir ne lui dic­tait pas d’a­dop­ter cette reli­gion, c’est qu’il lui fal­lait la détruire. C’est ain­si que le plus doux et le plus aimable des phi­lo­sophes et des sou­ve­rains — parce qu’il ne pou­vait ni croire que la théo­lo­gie du chris­tia­nisme fût vraie ou d’o­ri-gine divine, ni accré­di­ter cette étrange his­toire d’un dieu cru­ci­fié, ni pré­voir qu’un sys­tème cen­sé repo­ser entiè­re­ment sur de telles bases s’a­vé­re­rait par la suite, en dépit des revers, l’agent du renou­vel­le­ment — fut conduit par un sens pro­fond du devoir à auto­ri­ser la per­sé­cu­tion du chris­­tia-nisme. À mon sens, c’est l’un des évé­ne­ments les plus tra­giques de l’his­toire. On n’i­ma­gine pas sans amer­tume com­bien le chris­tia­nisme du monde aurait été dif­fé­rent si la foi chré­tienne était deve­nue la reli­gion de l’empire sous les aus­pices de Marc Aurèle et non ceux de Constan­tin. Mais ce serait être à la fois injuste envers Marc Aurèle et infi­dèle à la véri­té de nier que, s’il répri­ma comme il le fit la pro­pa­ga­tion du chris­tia­nisme, il invo­qua tous les argu­ments pour répri­mer les ensei­gne­ments anti­chré­tiens. Tout chré­tien croit fer­me­ment que l’a­théisme mène à la dis­so­lu­tion de la socié­té : Marc Aurèle le pen­sait tout aus­si fer­me­ment du chris­tia­nisme, lui qui, de tous ses contem­po­rains, parais­sait le plus capable d’en juger. À moins de riva­li­ser en sagesse et en bon­té avec Marc Aurèle, à moins d’être plus pro­fon­dé­ment ver­sé dans la sagesse de son temps, de se comp­ter par­mi les esprits supé­rieurs, de mon­trer plus de sérieux dans la quête de la véri­té et lui être plus dévoué après l’a­voir trou­vée — mieux vaut donc que le par­ti­san des sanc­tions à ren­contre de ceux qui pro­pagent cer­taines opi­nions cesse d’af­fir­mer sa propre infailli­bi­li­té et celle de la mul­ti­tude, comme le fit le grand Anto­nin avec un si fâcheux résultat.

Conscients de l’im­pos­si­bi­li­té de défendre des sanc­tions à l’en­contre des opi­nions irré­li­gieuses sans jus­ti­fier Marc Aurèle, les enne­mis de la liber­té de culte acceptent par­fois cette consé­quence, quand on les pousse dans leurs der­niers retran­che­ments ; et ils disent, avec le Dr John­son, que les per­sé­cu­teurs du chris­tia­nisme étaient dans le vrai, que la per­sé­cu­tion est une épreuve que la véri­té doit subir, et qu’elle subit tou­jours avec suc­cès, puisque les sanc­tions — bien qu’ef­fi­caces contre les erreurs per­ni­cieuses — s’a­vèrent tou­jours impuis­santes contre la véri­té. Voi­là une forme remar­quable de l’ar­gu­ment en faveur de l’in­to­lé­rance reli­gieuse qui mérite qu’on s’y arrête.

Une théo­rie qui sou­tient qu’il est légi­time de per­sé­cu­ter la véri­té sous pré­texte que la per­sé­cu­tion ne peut pas lui faire de tort, ne sau­rait être accu­sée d’être hos­tile par avance à l’ac­cueil de véri­tés nou­velles. Mais elle ne se recom­mande pas par la géné­ro­si­té du trai­te­ment qu’elle réserve à ceux envers qui l’hu­ma­ni­té est rede­vable de ces véri­tés. Révé­ler au monde quelque chose qui lui importe au pre­mier chef et qu’il igno­rait jusque-là, lui mon­trer son erreur sur quelque point vital de ses inté­rêts spi­ri­tuels et tem­po­rels, c’est le ser­vice le plus impor­tant qu’un être humain puisse rendre à ses sem­blables ; et dans cer­tains cas, comme celui des pre­miers chré­tiens et des réfor­ma­teurs, les par­ti­sans de l’o­pi­nion du Dr John­son croient qu’il s’a­git là des dons les plus pré­cieux qu’on puisse faire à l’hu­ma­ni­té. En revanche, qu’on récom­pense les auteurs de ces magni­fiques bien­faits par le mar­tyr ou le trai­te­ment qu’on réserve aux plus vils cri­mi­nels, voi­là qui n’est pas, selon cette théo­rie, une erreur et un mal­heur déplo­rables dont l’hu­ma­ni­té devrait se repen­tir dans le sac et la cendre, mais le cours nor­mal et légi­time des choses. Tou­jours selon cette théo­rie, l’au­teur d’une véri­té nou­velle devrait, comme chez les Locriens celui qui pro­po­sait une loi nou­velle, se pré­sen­ter la corde au cou qu’on ser­rait aus­si­tôt si l’as­sem­blée publique, après avoir enten­du ses rai­sons, n’a­dop­tait pas sur-le-champ sa pro­po­si­tion. Il est impos­sible de sup­po­ser que ceux qui défendent cette façon de trai­ter les bien­fai­teurs attachent beau­coup de prix aux bien­faits. Et je crois que ce point de vue n’existe que chez les gens per­sua­dés que les véri­tés nou­velles étaient peut-être sou­hai­tables autre­fois, mais que nous en avons assez aujourd’hui.

Mais assu­ré­ment, cette affir­ma­tion selon laquelle la véri­té triomphe tou­jours de la per­sé­cu­tion est un de ces men­songes que les hommes se plaisent à se trans­mettre — mais que réfute toute expé­rience — jus­qu’à ce qu’ils deviennent des lieux com­muns. L’his­toire regorge d’exemples de véri­tés étouf­fées par la per­sé­cu­tion ; et si elle n’est pas sup­pri­mée, elle se per­pé­tue­ra encore des siècles durant. Pour ne par­ler que des opi­nions reli­gieuses, la Réforme écla­ta au moins vingt fois avant Luther, et elle fut réduite au silence. Arnaud de Bres­cia, Fra Dol­ci­no, Savo­na­role : réduits au silence. Les Albi­geois, les Vau­dois, les Lol­lards, les Hus­sites : réduits au silence. Même après Luther, par­tout où la per­sé­cu­tion se per­pé­tua, elle fut vic­to­rieuse. En Espagne, en Ita­lie, en Flandres, en Autriche, le pro­tes­tan­tisme fut extir­pé ; et il en aurait été très pro­ba­ble­ment de même en Angle­terre, si la reine Marie avait vécu, ou si la reine Eli­za­beth était morte. La per­sé­cu­tion a triom­phé par­tout, excep­té là où les héré­tiques for­maient un par­ti trop puis­sant pour être effi­ca­ce­ment per­sé­cu­tés. Le chris­tia­nisme aurait pu être extir­pé de l’empire romain : aucun homme rai­son­nable n’en peut dou­ter. Il ne se répan­dit et ne s’im­po­sa que parce que les per­sé­cu­tions demeu­rèrent spo­ra­diques, de courte durée et sépa­rées par de longs inter­valles de pro­pa­gande presque libre. C’est pure sen­si­ble­rie de croire que la véri­té, la véri­té la plus pure — et non l’er­reur — porte en elle ce pou­voir de pas­ser outre le cachot et le bûcher. Sou­vent les hommes ne sont pas plus zélés pour la véri­té que pour l’er­reur ; et une appli­ca­tion suf­fi­sante de peines légales ou même sociales réus­sit le plus sou­vent à arrê­ter la pro­pa­ga­tion de l’une et l’autre. Le prin­ci­pal avan­tage de la véri­té consiste en ce que lors­qu’une opi­nion est vraie, on a beau l’é­touf­fer une fois, deux fois et plus encore, elle finit tou­jours par réap­pa­raître dans le corps de l’his­toire pour s’im­plan­ter défi­ni­ti­ve­ment à une époque où, par suite de cir­cons­tances favo­rables, elle échappe à la per­sé­cu­tion assez long­temps pour être en mesure de faire front devant les ten­ta­tives de répres­sion ultérieures.

On nous dira qu’au­jourd’­hui, nous ne met­tons plus à mort ceux qui intro­duisent des opi­nions nou­velles. Contrai­re­ment à nos pères, nous ne mas­sa­crons pas les pro­phètes : nous leur éle­vons des sépulcres. Il est vrai, nous ne met­tons plus à mort les héré­tiques, et les sanc­tions pénales que nous tolé­rons aujourd’­hui, même contre les opi­nions les plus odieuses, ne suf­fi­raient pas à les extir­per. Mais ne nous flat­tons pas encore d’a­voir échap­pé à la honte de la per­sé­cu­tion légale. Le délit d’o­pi­nion — ou tout du moins de son expres­sion — existe encore, et les exemples en sont encore assez nom­breux pour ne pas exclure qu’ils reviennent un jour en force. En 1857, aux assises d’é­té du com­té de Cor­nouailles, un mal­heu­reux[2], connu pour sa conduite irré­pro­chable à tous égards, fut condam­né à vingt et un mois d’emprisonnement pour avoir dit et écrit sur une porte quelques mots offen­sants à l’é­gard du chris­tia­nisme. À peine un mois plus tard, à l’Old Bai­ley, deux per­sonnes, à deux occa­sions dis­tinctes, furent refu­sées comme jurés[3], et l’une d’elles fut gros­siè­re­ment insul­tée par le juge et l’un des avo­cats, parce qu’elles avaient décla­ré hon­nê­te­ment n’a­voir aucune croyance reli­gieuse. Pour la même rai­son, une troi­sième per­sonne, un étran­ger vic­time d’un vol[4] se vit refu­ser jus­tice. Ce refus de répa­ra­tion fut éta­bli en ver­tu de la doc­trine légale selon laquelle une per­sonne qui ne croit pas en Dieu (peu importe le dieu) et en une vie future ne peut être admise à témoi­gner au tri­bu­nal ; ce qui équi­vaut à décla­rer ces per­sonnes hors-la-loi, exclues de la pro­tec­tion des tri­bu­naux ; non seule­ment elles peuvent être impu­né­ment l’ob­jet de vols ou de voies de fait si elles n’ont d’autres témoins qu’elles-mêmes ou des gens de leur opi­nion, mais encore n’im­porte qui peut subir ces atten­tats impu­né­ment si la preuve du fait dépend de leur témoi­gnage. Le pré­sup­po­sé à l’o­ri­gine de cette loi est que le ser­ment d’une per­sonne qui ne croit pas en une vie future est sans valeur, pro­po­si­tion qui révèle chez ceux qui l’ad­mettent une grande igno­rance de l’his­toire (puis­qu’il est his­to­ri­que­ment vrai que la plu­part des infi­dèles de toutes les époques étaient des gens dotés d’un sens de l’hon­neur et d’une inté­gri­té remar­quables) ; et pour sou­te­nir une telle opi­nion, il fau­drait ne pas soup­çon­ner com­bien de per­sonnes répu­tées dans le monde tant pour leurs ver­tus que leurs talents sont bien connues, de leurs amis intimes du moins, pour être des incroyants. D’ailleurs cette règle se détruit d’elle-même en se cou­pant de ce qui la fonde. Sous pré­texte que les athées sont des men­teurs, elle incite tous les athées à men­tir et ne rejette que ceux qui bravent la honte de confes­ser publi­que­ment une opi­nion détes­tée plu­tôt que de sou­te­nir un men­songe. Une règle qui se condamne ain­si à l’ab­sur­di­té eu égard à son but avoué ne peut être main­te­nue en vigueur que comme une marque de haine, comme un ves­tige de per­sé­cu­tion — per­sé­cu­tion dont la par­ti­cu­la­ri­té est de n’être infli­gée ici qu’à ceux qui ont prou­vé ne pas la méri­ter. Cette règle et la théo­rie qu’elle implique ne sont guère moins insul­tantes pour les croyants que pour les infi­dèles. Car si celui qui ne croit pas en une vie future est néces­sai­re­ment un men­teur, il s’en­suit que seule la crainte de l’en­fer empêche, si tant est qu’elle empêche quoi que ce soit, ceux qui y croient de men­tir. Nous ne ferons pas aux auteurs et aux com­plices de cette règle l’in­jure de sup­po­ser que l’i­dée qu’ils se sont for­mée de la ver­tu chré­tienne est le fruit de leur propre conscience.

À la véri­té, ce ne sont là que des lam­beaux et des restes de per­sé­cu­tion que l’on peut consi­dé­rer non pas tant comme l’in­di­ca­tion de la volon­té de per­sé­cu­ter, mais comme une mani­fes­ta­tion de cette infir­mi­té très fré­quente chez les esprits anglais de prendre un plai­sir absurde à affir­mer un mau­vais prin­cipe alors qu’ils ne sont plus eux-mêmes assez mau­vais pour dési­rer réel­le­ment le mettre en pra­tique. Avec cette men­ta­li­té, il n’y a mal­heu­reu­se­ment aucune assu­rance que la sus­pen­sion des plus odieuses formes de per­sé­cu­tion légale, qui s’est affir­mée l’es­pace d’une géné­ra­tion, conti­nue­ra. À notre époque, la sur­face pai­sible de la rou­tine est fré­quem­ment trou­blée à la fois par des ten­ta­tives de res­sus­ci­ter des maux pas­sés que d’in­tro­duire de nou­veaux biens. Ce qu’on vante à pré­sent comme la renais­sance de la reli­gion cor­res­pond tou­jours dans les esprits étroits et incultes à la renais­sance de la bigo­te­rie ; et lors­qu’il couve dans les sen­ti­ments d’un peuple ce puis­sant levain d’in­to­lé­rance, qui sub­siste dans les classes moyennes de ce pays, il faut bien peu de choses pour les pous­ser à per­sé­cu­ter acti­ve­ment ceux qu’il n’a jamais ces­sé de juger dignes de per­sé­cu­tion[5]. C’est bien cela — les opi­nions que cultivent les hommes et les sen­ti­ments qu’ils nour­rissent à l’é­gard de ceux qui s’op­posent aux croyances qu’ils estiment  impor­tantes — qui  empêche ce pays de deve­nir un lieu de liber­té pour l’es­prit. Depuis long­temps déjà, le prin­ci­pal méfait des sanc­tions légales est de ren­for­cer le stig­mate social. Et ce stig­mate est par­ti­cu­liè­re­ment viru­lent en Angle­terre où l’on pro­fesse bien moins fré­quem­ment des opi­nions mises au ban de la socié­té que dans d’autres pays où l’on avoue des opi­nions entraî­nant des puni­tions judi­ciaires. Pour tout le monde, excep­té ceux que leur for­tune ne rend pas dépen­dants de la bonne volon­té des autres, l’o­pi­nion est sur ce point aus­si effi­cace que la loi : il revient au même que les hommes soient empri­son­nés qu’empêchés de gagner leur pain. Ceux dont le pain est déjà assu­ré et qui n’at­tendent la faveur ni des hommes au pou­voir, ni d’au­cun corps, ni du public, ceux-là n’ont rien à craindre en avouant fran­che­ment n’im­porte quelle opi­nion si ce n’est le mépris ou la calom­nie, et, pour sup­por­ter cela, point n’est besoin d’un grand héroïsme. Il n’y a pas lieu d’en appe­ler ad mise­ri­cor­diam en faveur de telles per­sonnes. Mais, bien que nous n’in­fli­gions plus tant de maux qu’au­tre­fois à ceux qui pensent dif­fé­rem­ment de nous, nous nous fai­sons peut-être tou­jours autant de mal. Socrate fut mis à mort, mais sa phi­lo­so­phie s’é­le­va comme le soleil dans le ciel et répan­dit sa lumière sur tout le fir­ma­ment intel­lec­tuel. Les chré­tiens furent jetés aux lions, mais l’É­glise chré­tienne devint un arbre impo­sant et large, dépas­sant les plus vieux et les moins vigou­reux et les étouf­fant de son ombre. Notre into­lé­rance, pure­ment sociale, ne tue per­sonne, n’ex­tirpe aucune opi­nion, mais elle incite les hommes à dégui­ser les leurs et à ne rien entre­prendre pour les dif­fu­ser. Aujourd’­hui, les opi­nions héré­tiques ne gagnent ni même ne perdent grand ter­rain d’une décade ou d’une géné­ra­tion à l’autre ; mais jamais elles ne brillent d’un vif éclat et per­durent dans le cercle étroit de pen­seurs et de savants où elles ont pris nais­sance, et cela sans jamais jeter sur les affaires géné­rales de l’hu­ma­ni­té une lumière qui s’a­vé­re­rait plus tard vraie ou trom­peuse. C’est ain­si que se per­pé­tue un état de choses très satis­fai­sant pour cer­tains esprits, parce qu’il main­tient toutes les opi­nions domi­nantes dans un calme appa­rent, sans avoir le sou­ci de mettre qui­conque à l’a­mende ou au cachot et sans inter­dire abso­lu­ment l’exer­cice de la rai­son aux dis­si­dents affli­gés de la mala­die de pen­ser. C’est là un plan fort com­mode pour main­te­nir la paix dans le monde intel­lec­tuel et pour lais­ser les choses suivre leur cours habi­tuel. Mais le prix de cette sorte de paci­fi­ca­tion intel­lec­tuelle est le sacri­fice de tout le cou­rage moral de l’es­prit humain. Un état de chose, où les plus actifs et les plus curieux des esprits jugent pru­dent de gar­der pour eux les prin­cipes géné­raux de leurs convic­tions, et où ils s’ef­forcent en public d’a­dap­ter autant que faire se peut leurs propres conclu­sions à des pré­misses qu’ils nient inté­rieu­re­ment, un tel sys­tème cesse de pro­duire ces carac­tères francs et har­dis, ces intel­li­gences logiques et cohé­rentes qui ornaient autre­fois le monde de la pen­sée. Le genre d’hommes qu’en­gendre un tel sys­tème sont soit de purs esclaves du lieu com­mun, soit des oppor­tu­nistes de la véri­té dont les argu­ments sur tous les grands sujets s’a­daptent en fonc­tion de leurs audi­teurs et ne sont pas ceux qui les ont convain­cus eux-mêmes. Ceux qui évitent cette alter­na­tive y par­viennent en limi­tant leur champ de pen­sée et d’in­té­rêt aux choses dont on peut par­ler sans s’a­ven­tu­rer sur le ter­rain des prin­cipes ; c’est-à-dire un petit nombre de pro­blèmes pra­tiques qui se résou­draient d’eux-mêmes si seule­ment les esprits se raf­fer­mis­saient et s’é­lar­gis­saient, mais qui res­te­ront sans solu­tion tant qu’est lais­sé à l’a­ban­don ce qui ren­force et ouvre l’es­prit humain aux spé­cu­la­tions libres et auda­cieuses sur les sujets les plus élevés.

Les hommes qui ne jugent pas mau­vaise cette réserve des héré­tiques devraient d’a­bord consi­dé­rer qu’un tel silence revient à ce que les opi­nions héré­tiques ne fassent jamais l’ob­jet d’une réflexion franche et appro­fon­die, de sorte que celles d’entre elles qui ne résis­te­raient pas à une pareille dis­cus­sion ne dis­pa­raissent pas, même si par ailleurs on les empêche de se répandre. Mais ce n’est pas à l’es­prit héré­tique que nuit le plus la mise au ban de toutes les recherches dont les conclu­sions ne seraient pas conformes à l’or­tho­doxie. Ceux qui en souffrent davan­tage sont les bien-pen­­sants, dont tout le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel est entra­vé et dont la rai­son est sou­mise à la crainte de l’hé­ré­sie. Qui peut cal­cu­ler ce que perd le monde dans cette mul­ti­tude d’in­tel­li­gences pro­met­teuses dou­blées d’un carac­tère timide qui n’osent pas mener à terme un enchaî­ne­ment d’i­dées har­di, vigou­reux et indé­pen­dant de peur d’a­bou­tir à une conclu­sion jugée irré­li­gieuse ou immo­rale ? Par­mi eux, il est par­fois des hommes d’une grande droi­ture, à l’es­prit sub­til et raf­fi­né, qui passent leur vie à ruser avec une intel­li­gence qu’ils ne peuvent réduire au silence, épui­sant ain­si leurs res­sources d’in­gé­nio­si­té à s’ef­for­cer de récon­ci­lier les exi­gences de leur conscience et de leur rai­son avec l’or­tho­doxie, sans for­cé­ment tou­jours y par­ve­nir. Il est impos­sible d’être un grand pen­seur sans recon­naître que son pre­mier devoir est de suivre son intel­li­gence, quelle que soit la conclu­sion à laquelle elle peut mener. La véri­té béné­fi­cie encore plus des erreurs d’un homme qui, après les études et la pré­pa­ra­tion néces­saire, pense par lui-même, que des opi­nions vraies de ceux qui les détiennent uni­que­ment parce qu’ils s’in­ter­disent de pen­ser. Non pas que la liber­té de pen­ser soit exclu­si­ve­ment néces­saire aux grands pen­seurs. Au contraire, elle est aus­si indis­pen­sable — sinon plus indis­pen­sable — à l’homme du com­mun pour lui per­mettre d’at­teindre la sta­ture intel­lec­tuelle dont il est capable. Il y a eu, et il y aura encore peut-être, de grands pen­seurs indi­vi­duels dans une atmo­sphère géné­rale d’es­cla­vage intel­lec­tuel. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans une telle atmo­sphère de peuple intel­lec­tuel­le­ment actif. Quand un peuple accé­dait tem­po­rai­re­ment à cette acti­vi­té, c’est que la crainte des spé­cu­la­tions hété­ro­doxes était pour un temps sus­pen­due. Là où il existe une entente tacite de ne pas remettre en ques­tion les prin­cipes, là où la dis­cus­sion des ques­tions fon­da­men­tales qui pré­oc­cupent l’hu­ma­ni­té est esti­mée close, on ne peut espé­rer trou­ver cette acti­vi­té intel­lec­tuelle de grande enver­gure qui a ren­du si remar­quables cer­taines périodes de l’his­toire. Lorsque la contro­verse évite les sujets assez fon­da­men­taux pour enflam­mer l’en­thou­siasme, jamais on ne voit l’es­prit d’un peuple se déga­ger de ses prin­cipes fon­da­men­taux, jamais il ne reçoit l’im­pul­sion qui élève même les gens d’une intel­li­gence moyenne à la digni­té d’êtres pen­sants. L’Eu­rope a connu de telles périodes d’é­mu­la­tion intel­lec­tuelle : la pre­mière, immé­dia­te­ment après la Réforme ; une autre, quoique limi­tée au Conti­nent et à la classe la plus culti­vée, lors du mou­ve­ment spé­cu­la­tif de la der­nière moi­tié du XVIIIe siècle ; et une troi­sième plus brève encore, lors de la fer­men­ta­tion intel­lec­tuelle de l’Al­le­magne au temps de Goethe et de Fichte. Ces trois périodes dif­fèrent gran­de­ment quant aux opi­nions par­ti­cu­lières qu’elles déve­lop­pèrent, mais elles se res­semblent en ce que tout le temps de leur durée le joug de l’au­to­ri­té fut bri­sé. Dans les trois cas, un ancien des­po­tisme intel­lec­tuel fut détrô­né, sans qu’un autre ne soit venu le rem­pla­cer. L’im­pul­sion don­née par cha­cune de ces trois périodes a fait de l’Eu­rope ce qu’elle est aujourd’­hui. Le moindre pro­grès qui s’est pro­duit, dans l’es­prit ou dans les ins­ti­tu­tions humaines, remonte mani­fes­te­ment à l’une ou l’autre de ces périodes. Tout indique depuis quelque temps que ces trois impul­sions sont pour ain­si dire épui­sées ; et nous ne pren­drons pas de nou­veau départ avant d’a­voir réaf­fir­mé la liber­té de nos esprits.

Pas­sons main­te­nant à la deuxième branche de notre argu­ment et, aban­don­nant l’hy­po­thèse que les opi­nions reçues puissent être fausses, admet­tons qu’elles soient vraies et exa­mi­nons ce que vaut la manière dont on pour­ra les sou­te­nir là où leur véri­té n’est pas libre­ment et ouver­te­ment débat­tue. Quelque peu dis­po­sé qu’on soit à admettre la pos­si­bi­li­té qu’une opi­nion à laquelle on est for­te­ment atta­ché puisse être fausse, on devrait être tou­ché par l’i­dée que, si vraie que soit cette opi­nion, on la consi­dé­re­ra comme un dogme mort et non comme une véri­té vivante, si on ne la remet pas entiè­re­ment, fré­quem­ment, et har­di­ment en question.

Il y a une classe de gens (heu­reu­se­ment moins nom­breuse qu’au­tre­fois) qui estiment suf­fi­sant que quel­qu’un adhère aveu­glé­ment à une opi­nion qu’ils croient vraie sans même connaître ses fon­de­ments et sans même pou­voir la défendre contre les objec­tions les plus super­fi­cielles. Quand de telles per­sonnes par­viennent à faire ensei­gner leur croyance par l’au­to­ri­té, elles pensent natu­rel­le­ment que si l’on en per­met­tait la dis­cus­sion, il n’en résul­te­rait que du mal. Là où domine leur influence, elles rendent presque impos­sible de repous­ser l’o­pi­nion reçue avec sagesse et réflexion, bien qu’on puisse tou­jours la reje­ter incon­si­dé­ré­ment et par igno­rance ; car il est rare­ment pos­sible d’ex­clure com­plè­te­ment la dis­cus­sion, et aus­si­tôt qu’elle reprend, les croyances qui ne sont pas fon­dées sur une convic­tion réelle cèdent faci­le­ment dès que sur­git le moindre sem­blant d’ar­gu­ment. Main­te­nant, écar­tons cette pos­si­bi­li­té et admet­tons que l’o­pi­nion vraie reste pré­sente dans l’es­prit, mais à l’é­tat de pré­ju­gé, de croyance indé­pen­dante de l’ar­gu­ment et de preuve contre ce der­nier : ce n’est pas encore là la façon dont un être rai­son­nable devrait déte­nir la véri­té. Ce n’est pas encore connaître la véri­té. Cette concep­tion de la véri­té n’est qu’une super­sti­tion de plus qui s’ac­croche par hasard aux mots qui énoncent une vérité.

Si l’in­tel­li­gence et le juge­ment des hommes doivent être culti­vés — ce que les pro­tes­tants au moins ne contestent pas —, sur quoi ces facul­tés pour­­ront-elles le mieux s’exer­cer si ce n’est sur les choses qui concernent cha­cun au point qu’on juge néces­saire pour lui d’a­voir des opi­nions à leur sujet ? Si l’en­tre­tien de l’in­tel­li­gence a bien une prio­ri­té, c’est bien de prendre conscience des fon­de­ments de nos opi­nions per­son­nelles. Quoi que l’on pense sur les sujets où il est pri­mor­dial de pen­ser juste, on devrait au moins être capable de défendre ses idées contre les objec­tions ordi­naires. Mais, nous rétor­­que­­ra-t-on : « Qu’on enseigne donc aux hommes les fon­de­ments de leurs opi­nions ! Ce n’est pas parce qu’on n’a jamais enten­du contes­ter des opi­nions qu’on doit se conten­ter de les répé­ter comme un per­ro­quet. Ceux qui étu­dient la géo­mé­trie ne se contentent pas de mémo­ri­ser les théo­rèmes, mais ils les com­prennent et en apprennent éga­le­ment les démons­tra­tions : aus­si serait-il absurde de pré­tendre qu’ils demeurent igno­rants des fon­de­ments des véri­tés géo­mé­triques sous pré­texte qu’ils n’en­tendent jamais qui que ce soit les reje­ter et s’ef­for­cer de les réfu­ter. » Sans doute. Mais un tel ensei­gne­ment suf­fit pour une matière comme les mathé­ma­tiques, où la contes­ta­tion est impos­sible. L’é­vi­dence des véri­tés mathé­ma­tiques a ceci de sin­gu­lier que tous les argu­ments sont du même côté. Il n’y a ni objec­tion ni réponses aux objec­tions. Mais sur tous sujets où la dif­fé­rence d’o­pi­nion est pos­sible, la véri­té dépend d’un équi­libre à éta­blir entre deux groupes d’ar­gu­ments contra­dic­toires. Même en phi­lo­so­phie natu­relle, il y a tou­jours une autre expli­ca­tion pos­sible des mêmes faits : une théo­rie géo­cen­trique au lieu de l’hé­lio­cen­trique, le phlo­gis­tique au lieu de l’oxy­gène ; et il faut mon­trer pour­quoi cette autre théo­rie ne peut pas être la vraie ; et avant de savoir le démon­trer, nous ne com­pre­nons pas les fon­de­ments de notre opi­nion. Mais si nous nous tour­nons vers des sujets infi­ni­ment plus com­pli­qués, vers la morale, la reli­gion, la poli­tique, les rela­tions sociales et les affaires de la vie, les trois quarts des argu­ments pour chaque opi­nion contes­tée consistent à dis­si­per les aspects favo­rables de l’o­pi­nion oppo­sée. L’un des plus grands ora­teurs de l’An­ti­qui­té rap­porte qu’il étu­diait tou­jours la cause de son adver­saire avec autant, sinon davan­tage, d’at­ten­tion que la sienne propre. Ce que Cicé­ron fai­sait en vue du suc­cès au bar­reau doit être imi­té par tous ceux qui se penchent sur un sujet afin d’ar­ri­ver à la véri­té. Celui qui ne connaît que ses propres argu­ments connaît mal sa cause. Il se peut que ses rai­sons soient bonnes et que per­sonne n’ait été capable de les réfu­ter. Mais s’il est tout aus­si inca­pable de réfu­ter les rai­sons du par­ti adverse, s’il ne les connaît même pas, rien ne le fonde à pré­fé­rer une opi­nion à l’autre. Le seul choix rai­son­nable pour lui serait de sus­pendre son juge­ment, et faute de savoir se conten­ter de cette posi­tion, soit il se laisse conduire par l’au­to­ri­té, soit il adopte, comme on le fait en géné­ral, le par­ti pour lequel il se sent le plus d’in­cli­na­tion. Mais il ne suf­fit pas non plus d’en­tendre les argu­ments des adver­saires tels que les exposent ses propres maîtres, c’est-à-dire à leur façon et accom­pa­gnés de leurs réfu­ta­tions. Telle n’est pas la façon de rendre jus­tice à ces argu­ments ou d’y mesu­rer véri­ta­ble­ment son esprit. Il faut pou­voir les entendre de la bouche même de ceux qui y croient, qui les défendent de bonne foi et de leur mieux. Il faut les connaître sous leur forme la plus plau­sible et la plus per­sua­sive : il faut sen­tir toute la force de la dif­fi­cul­té que la bonne approche du sujet doit affron­ter et résoudre. Autre­ment, jamais on ne pos­sé­de­ra cette par­tie de véri­té qui est seule capable de ren­con­trer et de sup­pri­mer la dif­fi­cul­té. C’est pour­tant le cas de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes dits culti­vés, même de ceux qui sont capables d’ex­po­ser leurs opi­nions avec aisance. Leur conclu­sion peut être vraie, mais elle pour­rait être fausse sans qu’ils s’en dou­tassent : jamais ils ne se sont mis à la place de ceux qui pensent dif­fé­rem­ment, jamais ils n’ont prê­té atten­tion à ce que ces per­sonnes avaient à dire. Par consé­quent, ils ne connaissent pas, à pro­pre­ment par­ler, la doc­trine qu’ils pro­fessent. Ils ne connaissent pas ces points fon­da­men­taux de leur doc­trine qui en expliquent et jus­ti­fient le reste, ces consi­dé­ra­tions qui montrent que deux faits, en appa­rence contra­dic­toires, sont récon­ci­liables, ou que de deux rai­sons appa­rem­ment fortes, l’une doit être pré­fé­rée à l’autre. De tels hommes demeurent étran­gers à tout ce pan de la véri­té qui décide du juge­ment d’un esprit par­fai­te­ment éclai­ré. Du reste, seuls le connaissent ceux qui ont éga­le­ment et impar­tia­le­ment fré­quen­tés les deux par­tis et qui se sont atta­chés res­pec­ti­ve­ment à envi­sa­ger leurs rai­sons sous leur forme la plus convain­cante. Cette dis­ci­pline est si essen­tielle à une véri­table com­pré­hen­sion des sujets moraux ou humains que, s’il n’y a pas d’ad­ver­saires pour toutes les véri­tés impor­tantes, il est indis­pen­sable d’en ima­gi­ner et de leur four­nir les argu­ments les plus forts que puisse invo­quer le plus habile avo­cat du diable.

Pour dimi­nuer la force de ces consi­dé­ra­tions, sup­po­sons qu’un enne­mi de la libre dis­cus­sion rétorque qu’il n’est pas néces­saire que l’hu­ma­ni­té tout entière connaisse et com­prenne tout ce qui peut être avan­cé pour ou contre ses opi­nions par des phi­lo­sophes ou des théo­lo­giens ; qu’il n’est pas indis­pen­sable pour le com­mun des hommes de pou­voir expo­ser toutes les erreurs et les sophismes d’un habile adver­saire ; qu’il suf­fit qu’il y ait tou­jours quel­qu’un capable d’y répondre, afin qu’au­cun sophisme propre à trom­per les per­sonnes sans ins­truc­tion ne reste pas sans réfu­ta­tion et que les esprits simples, une fois qu’ils connaissent les prin­cipes évi­dents des véri­tés qu’on leur a incul­quées, puissent s’en remettre à l’au­to­ri­té pour le reste ; que, bien conscients qu’ils n’ont pas la science et le talent néces­saires pour résoudre toutes les dif­fi­cul­tés sus­cep­tibles d’être sou­le­vées, ils peuvent avoir l’as­su­rance que toutes celles qu’on a sou­le­vées ont reçu une réponse ou peuvent en rece­voir une de ceux  qui sont spé­cia­le­ment entraî­nés à cette tâche.

Même en concé­dant à ce point de vue tout ce que peuvent récla­mer en sa faveur ceux qui se satis­font le plus faci­le­ment d’une com­pré­hen­sion impar­faite de la véri­té, les argu­ments les plus convain­cants en faveur de la libre dis­cus­sion n’en sont nul­le­ment affai­blis ; car même cette doc­trine recon­naît que l’hu­ma­ni­té devrait avoir l’as­su­rance que toutes les objec­tions ont reçu une réponse satis­fai­sante. Or, com­ment peut-on y répondre si ce qui demande réponse n’est pas expri­mé ? Com­ment savoir si la réponse est satis­fai­sante si les objec­teurs n’ont pas la pos­si­bi­li­té de mon­trer qu’elle ne l’est pas ? Si le public en est empê­ché, il faut au moins que les phi­lo­sophes et les théo­lo­giens puissent résoudre ces dif­fi­cul­tés, se fami­lia­ri­ser avec celles-ci sous leur forme la plus décon­cer­tante ; pour cela, ils ne peuvent y par­ve­nir que si elles sont pré­sen­tées sous leur jour le plus avan­ta­geux. L’É­glise catho­lique traite à sa façon ce pro­blème embar­ras­sant. Elle sépare net­te­ment entre ceux qui ont le droit de se convaincre des doc­trines et ceux qui doivent les accep­ter sans exa­men. À la véri­té, elle ne per­met à aucun des deux groupes de choi­sir ce qu’ils veulent ou non accep­ter ; mais pour le cler­gé — ou du moins ceux de ses membres en qui on peut avoir confiance —, il est non seule­ment per­mis, mais méri­toire de se fami­lia­ri­ser avec les argu­ments des adver­saires afin d’y répondre ; il peut par consé­quent lire les livres héré­tiques ; tan­dis que les laïques ne le peuvent pas sans une per­mis­sion spé­ciale dif­fi­cile à obte­nir. Cette dis­ci­pline juge béné­fique que les pro­fes­seurs connaissent la cause adverse, mais trouve les moyens appro­priés de la refu­ser aux autres, accor­dant ain­si à l’é­lite une plus grande culture, sinon une plus grande liber­té d’es­prit, qu’à la masse. C’est par ce pro­cé­dé qu’elle réus­sit à obte­nir la sorte de liber­té intel­lec­tuelle qu’exige son but ; car bien qu’une culture sans liber­té n’ait jamais engen­dré d’es­prit vaste et libé­ral, elle peut néan­moins pro­duire un habile avo­cat d’une cause. Mais ce recours est exclu dans les pays pro­fes­sant le pro­tes­tan­tisme, puisque les pro­tes­tants sou­tiennent, du moins en théo­rie, que la res­pon­sa­bi­li­té de choi­sir sa propre reli­gion incombe à cha­cun et qu’on ne peut s’en déchar­ger sur ses maîtres. D’ailleurs, dans l’é­tat actuel du monde, il est pra­ti­que­ment impos­sible que les ouvrages lus par les gens ins­truits demeurent hors d’at­teinte des incultes. S’il faut que les maîtres de l’hu­ma­ni­té aient connais­sance de tout ce qu’ils devraient savoir, il faut avoir l’en­tière liber­té d’é­crire et de publier.

Cepen­dant, si l’ab­sence de libre dis­cus­sion ne cau­sait d’autre mal — lorsque les opi­nions reçues sont vraies — que de lais­ser les hommes dans l’i­gno­rance des prin­cipes de ces opi­nions, on pour­rait pen­ser qu’il s’a­git là non d’un pré­ju­dice moral, mais d’un pré­ju­dice sim­ple­ment intel­lec­tuel, n’af­fec­tant nul­le­ment la valeur des opi­nions quant à leur influence sur le carac­tère. Le fait est pour­tant que l’ab­sence de dis­cus­sion fait oublier non seule­ment les prin­cipes, mais trop sou­vent aus­si le sens même de l’o­pi­nion. Les mots qui l’ex­priment cessent de sug­gé­rer des idées ou ne sug­gèrent plus qu’une mince par­tie de celles qu’ils ser­vaient à rendre ori­gi­nai­re­ment. Au lieu d’une concep­tion forte et d’une foi vivante, il ne reste plus que quelques phrases apprises par cœur ; ou si l’on garde quelque chose du sens, ce n’en est plus que l’en­ve­loppe : l’es­sence la plus sub­tile est per­due. Ce fait, qui occupe et rem­plit un grand cha­pitre de l’his­toire, ne sau­rait être trop étu­dié et médité.

Il est pré­sent dans l’ex­pé­rience de presque toutes les doc­trines morales et croyances reli­gieuses. Elles sont pleines de sens et de vita­li­té pour leurs ini­tia­teurs et leurs pre­miers dis­ciples. Leur sens demeure aus­si fort — peut-être même devient-il plus plei­ne­ment conscient — tant qu’on lutte pour don­ner à la doc­trine ou la croyance un ascen­dant sur toutes les autres. À la fin, soit elle s’im­pose et devient l’o­pi­nion géné­rale, soit son pro­grès s’ar­rête ; elle conserve le ter­rain conquis, mais cesse de s’é­tendre. Quand l’un ou l’autre de ces résul­tats devient mani­feste, la contro­verse sur le sujet fai­blit et s’é­teint gra­duel­le­ment. La doc­trine a trou­vé sa place, sinon comme l’o­pi­nion reçue, du moins comme l’une des sectes ou divi­sions admises de l’o­pi­nion ; ses déten­teurs l’ont géné­ra­le­ment héri­tée, ils ne l’ont pas adop­tée ; c’est ain­si que les conver­sions de l’une à l’autre de ces doc­trines deviennent un fait excep­tion­nel et que leurs par­ti­sans finissent par ne plus se pré­oc­cu­per de conver­tir. Au lieu de se tenir comme au début constam­ment sur le qui-vive, soit pour se défendre contre le monde, soit pour le conqué­rir, ils tombent dans l’i­ner­tie, n’é­coutent plus que rare­ment les argu­ments avan­cés contre leur cre­do et cessent d’en­nuyer leurs adver­saires (s’il y en a) avec des argu­ments en sa faveur. C’est à ce point qu’on date habi­tuel­le­ment le déclin de la vita­li­té d’une doc­trine. On entend sou­vent les cathé­chistes de toutes croyances se plaindre de la dif­fi­cul­té d’en­tre­te­nir dans l’es­prit des croyants une per­cep­tion vive de la véri­té qu’ils recon­naissent nomi­na­le­ment afin qu’elle imprègne leurs sen­ti­ments et acquière une influence réelle sur leur conduite. On ne ren­contre pas une telle dif­fi­cul­té tant que la croyance lutte encore pour s’é­ta­blir ; alors, même les com­bat­tants les plus faibles savent et sentent pour­quoi ils luttent et connaissent la dif­fé­rence entre leur doc­trine et les autres. C’est à ce moment de l’exis­tence de toute croyance qu’on ren­contre nombre de per­sonnes qui ont assi­mi­lé ses prin­cipes fon­da­men­taux sous toutes les formes de la pen­sée, qui les ont pesés et consi­dé­rés sous tous leurs aspects impor­tants, et qui ont plei­ne­ment res­sen­ti sur leur carac­tère l’ef­fet que cette croyance devrait pro­duire sur un esprit qui en est tota­le­ment péné­tré. Mais une fois la croyance deve­nue héré­di­taire — une fois qu’elle est admise pas­si­ve­ment et non plus acti­ve­ment, une fois que l’es­prit ne se sent plus autant contraint de concen­trer toutes ses facul­tés sur les ques­tions qu’elle lui pose — on tend à tout oublier de cette croyance pour ne plus en rete­nir que des for­mules ou ne plus lui accor­der qu’un mol et tor­pide assen­ti­ment, comme si le fait d’y croire dis­pen­sait de la néces­si­té d’en prendre clai­re­ment conscience ou de l’ap­pli­quer dans sa vie : c’est ain­si qu’une croyance finit par ne plus se rat­ta­cher du tout à la vie inté­rieure de l’être humain. Alors appa­raissent ces cas — si fré­quents aujourd’­hui qu’ils sont presque la majo­ri­té — où la croyance semble demeu­rer hors de l’es­prit, désor­mais encroû­té et pétri­fié contre toutes les autres influences des­ti­nées aux par­ties les plus nobles de notre nature, fige­ment qui se mani­feste par une aller­gie à toute convic­tion nou­velle et vivante et qui joue le rôle de sen­ti­nelle afin de main­te­nir vides l’es­prit et le cœur.

On voit à quel point les doc­trines sus­cep­tibles en elles-mêmes de pro­duire la plus pro­fonde impres­sion sur l’es­prit peuvent y rési­der à l’é­tat de croyances mortes, et cela sans jamais nour­rir ni l’i­ma­gi­na­tion, ni les sen­ti­ments, ni l’in­tel­li­gence, lors­qu’on voit com­ment la majo­ri­té des croyants pro­fessent le chris­tia­nisme. Par chris­tia­nisme, j’en­tends ici ce que tiennent pour tel toutes les Églises et sectes : les maximes et les pré­ceptes conte­nus dans le Nou­veau Tes­ta­ment. Tous ceux qui se pré­tendent chré­tiens les tiennent pour sacrés et les acceptent comme lois. 
Et pour­tant on peut dire que moins d’un chré­tien sur mille guide ou juge sa conduite indi­vi­duelle d’a­près ces lois.
Le modèle auquel on se réfère est la cou­tume de son pays, de sa classe ou de sa secte reli­gieuse. Le chré­tien croit donc qu’il existe d’un côté une col­lec­tion de maximes éthiques que la sagesse infaillible, selon lui, a dai­gné lui trans­mettre comme règle de conduite, et de l’autre un ensemble de juge­ments et de pra­tiques habi­tuels — qui s’ac­cordent assez bien avec cer­taines de ces maximes, moins bien avec d’autres, ou qui s’op­posent direc­te­ment à d’autres encore — les­quels consti­tuent en somme un com­pro­mis entre la foi chré­tienne et les inté­rêts et les sug­ges­tions de la vie maté­rielle. Au pre­mier de ces modèles le chré­tien donne son hom­mage ; au deuxième, son obéis­sance effec­tive. Tous les chré­tiens croient que bien­heu­reux sont les pauvres, les humbles et tous ceux que le monde mal­traite ; qu’il est plus facile à un cha­meau de pas­ser par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’en­trer au royaume des cieux ; qu’ils ne doivent pas juger de peur d’être jugés eux-mêmes ; qu’ils ne doivent pas jurer ; qu’ils doivent aimer leur pro­chain comme eux-mêmes ; que si quel­qu’un prend leur man­teau, ils doivent lui don­ner aus­si leur tunique ; qu’ils ne doivent pas pen­ser au len­de­main ; que pour être par­faits, ils doivent vendre tout ce qu’ils ont et le don­ner aux pauvres. Ils ne mentent pas quand ils disent qu’ils croient ces choses-là, ils les croient comme les gens croient ce qu’ils ont tou­jours enten­du louer, mais jamais dis­cu­ter. Mais, dans le sens de cette croyance vivante qui règle la conduite, ils croient en ces doc­trines uni­que­ment dans la mesure où l’on a cou­tume d’a­gir d’a­près elles. Dans leur inté­gri­té, les doc­trines servent à acca­bler les adver­saires ; et il est enten­du qu’on doit les mettre en avant (si pos­sible) pour jus­ti­fier tout ce qu’on estime louable. Mais s’il y avait quel­qu’un pour leur rap­pe­ler que ces maximes exigent une foule de choses qu’ils n’ont jamais l’in­ten­tion de faire, il n’y gagne­rait que d’être clas­sé par­mi ces per­son­nages impo­pu­laires qui affectent d’être meilleurs que les autres. Les doc­trines n’ont aucune prise sur les croyants ordi­naires, aucun pou­voir sur leurs esprits. Par habi­tude, ils en res­pectent les for­mules, mais pour eux, les mots sont dépour­vus de sens et ne sus­citent aucun sen­ti­ment qui force l’es­prit à les assi­mi­ler et à les rendre conformes à la for­mule. Pour savoir quelle conduite adop­ter, les hommes prennent comme modèle leurs voi­sins pour apprendre jus­qu’où il faut aller dans l’o­béis­sance du Christ.

Nous pou­vons être cer­tains qu’il en allait tout autre­ment chez les pre­miers chré­tiens. Autre­ment, jamais le chris­tia­nisme ne serait pas­sé de l’é­tat de secte obs­cure d’Hé­breux mépri­sés à la reli­gion offi­cielle de l’Em­pire romain. Quand leurs enne­mis disaient : « Voyez comme ces chré­tiens s’aiment les uns les autres » (une remarque que per­sonne ne ferait aujourd’­hui), ils avaient assu­ré­ment un sen­ti­ment autre­ment plus vif qu’au­jourd’­hui de la signi­fi­ca­tion de leur croyance. Voi­là sans doute la rai­son prin­ci­pale pour laquelle le chris­tia­nisme fait aus­si peu de pro­grès main­te­nant et se trouve, après dix-huit siècles, à peu près cir­cons­crit aux Euro­péens et à leurs des­cen­dants. Même chez les per­sonnes stric­te­ment reli­gieuses, qui prennent leurs doc­trines au sérieux et qui y attachent plus de signi­fi­ca­tion qu’on ne le fait en géné­ral, il arrive fré­quem­ment que la par­tie la plus active de leur esprit soit fer­mée par Cal­vin ou Knox, ou toute autre per­son­na­li­té d’un carac­tère appa­ren­té au leur. Les paroles du Christ coexistent  pas­si­ve­ment dans leur esprit, ne pro­dui­sant guère d’autre effet que l’au­di­tion machi­nale de paroles si aimables et si douces. Nombre de rai­sons pour­raient sans doute expli­quer pour­quoi les doc­trines ser­vant d’at­tri­but dis­tinc­tif à une secte conservent mieux leur vita­li­té que les doc­trines com­munes à toutes les sectes recon­nues ; l’une d’elle est que ceux qui les enseignent prennent plus de soin à main­te­nir vive leur signi­fi­ca­tion. Mais la prin­ci­pale rai­son, c’est que ces doc­trines sont davan­tage mises en ques­tion et doivent plus sou­vent se défendre contre des adver­saires décla­rés. Dès qu’il n’y a plus d’en­ne­mi en vue, maîtres et dis­ciples s’en­dorment à leur poste.

La même chose vaut en géné­ral pour toutes les doc­trines tra­di­tion­nelles — dans les domaines de la pru­dence et de la connais­sance de la vie, aus­si bien que de la morale et de la reli­gion. Toutes les langues et toutes les lit­té­ra­tures abondent en obser­va­tions géné­rales sur la vie et sur la manière de s’y com­por­ter — obser­va­tions que cha­cun connaît, répète ou écoute doci­le­ment, qu’on reçoit comme des truismes et dont pour­tant on n’ap­prend en géné­ral le vrai sens que lorsque l’ex­pé­rience sou­vent pénible les trans­forme en réa­li­té. Que de fois une per­sonne acca­blée par un mal­heur ou une décep­tion ne se rap­­pelle-t-elle pas quelque pro­verbe ou dic­ton popu­laire qu’elle connaît depuis tou­jours et qui, si elle en avait plus tôt com­pris la signi­fi­ca­tion, lui aurait épar­gné cette cala­mi­té. En fait, il y a d’autres rai­sons à cela que l’ab­sence de dis­cus­sion ; nom­breuses sont les véri­tés dont on ne peut pas com­prendre tout le sens tant qu’on ne les a pas vécues per­son­nel­le­ment. Mais on aurait bien mieux com­pris la signi­fi­ca­tion de ces véri­tés, et ce qui en aurait été com­pris aurait fait sur l’es­prit une impres­sion bien plus pro­fonde, si l’on avait eu l’ha­bi­tude d’en­tendre des gens qui la com­pre­naient effec­ti­ve­ment dis­cu­ter le pour et le contre. La ten­dance fatale de l’es­pèce humaine à lais­ser de côté une chose dès qu’il n’y a plus de rai­son d’en dou­ter est la cause de la moi­tié de ses erreurs. Un auteur contem­po­rain a bien décrit « le pro­fond som­meil d’une opi­nion arrêtée ».

« Mais quoi ! » deman­­de­­ra-t-on, « l’ab­sence d’u­na­ni­mi­té est-elle une condi­tion indis­pen­sable au vrai savoir ? Est-il néces­saire qu’une par­tie de l’hu­ma­ni­té per­siste dans l’er­reur pour per­mettre à l’autre de com­prendre la véri­té ? Une croyance cesse-t-elle d’être vraie et vivante dès qu’elle est géné­ra­le­ment accep­tée ? Une pro­po­si­tion n’est-elle jamais com­plè­te­ment com­prise et éprou­vée si l’on ne conserve quelque doute sur son compte ? La véri­té périt-elle aus­si­tôt que l’hu­ma­ni­té l’a una­ni­me­ment accep­tée ? N’a‑t-on pas pen­sé jus­qu’à pré­sent que le but suprême et le résul­tat le plus par­fait du pro­grès de l’in­tel­li­gence étaient d’u­nir les hommes dans la recon­nais­sance de toutes les véri­tés fon­da­men­tales ? L’in­tel­li­gence ne dure-t-elle que tant qu’elle n’a pas atteint son but ? Les fruits de la conquête meurent-ils avec la plé­ni­tude, la victoire ? »

Je n’af­firme rien de tel. À mesure que l’hu­ma­ni­té pro­gres­se­ra, le nombre des doc­trines qui ne sont plus objet ni de dis­cus­sion ni de doute ira crois­sant ; et le bien-être de l’hu­ma­ni­té pour­ra presque se mesu­rer au nombre et à l’im­por­tance des véri­tés arri­vées au point de n’être plus contes­tées. L’a­ban­don pro­gres­sif des dif­fé­rents points d’une contro­verse sérieuse est l’un des aléas néces­saires de la conso­li­da­tion de l’o­pi­nion, conso­li­da­tion aus­si salu­taire dans le cas d’une opi­nion juste que dan­ge­reuse et nui­sible quand les opi­nions sont erro­nées. Mais, quoique ce rétré­cis­se­ment pro­gres­sif des limites de la diver­si­té d’o­pi­nions soit néces­saire dans les deux sens du terme — à la fois inévi­table et indis­pen­sable —, rien ne nous oblige pour autant à conclure que toutes ses consé­quences doivent être béné­fiques. Bien que la perte d’une aide aus­si impor­tante que la néces­si­té d’ex­pli­quer ou de défendre une véri­té contre des oppo­sants ne puisse se mesu­rer au béné­fice de sa recon­nais­sance uni­ver­selle, elle n’en est pas moins un incon­vé­nient non négli­geable. Là où n’existe plus cet avan­tage, j’a­voue que j’ai­me­rais voir les maîtres de l’hu­ma­ni­té s’at­ta­cher à lui trou­ver un sub­sti­tut — un moyen de mettre les dif­fi­cul­tés de la ques­tion en évi­dence dans l’es­prit de l’é­lève, tel un fou­gueux adver­saire s’a­char­nant à le conver­tir. Mais au lieu de cher­cher de tels moyens, ils perdent ceux qu’ils avaient autre­fois. La dia­lec­tique socra­tique, si magni­fi­que­ment illus­trée dans les dia­logues de Pla­ton, en était un. Elle était essen­tiel­le­ment une dis­cus­sion néga­tive des grandes ques­tions de la phi­lo­so­phie et de la vie visant à convaincre avec un art consom­mé qui­conque s’é­tait conten­té d’a­dop­ter les lieux com­muns de l’o­pi­nion reçue, qu’il ne com­pre­nait pas le sujet — qu’il n’a­vait atta­ché aucun sens défi­ni aux doc­trines qu’il pro­fes­sait jusque-là — de sorte qu’en pre­nant conscience de son igno­rance, il fût en mesure de se consti­tuer une croyance stable, repo­sant sur une per­cep­tion claire à la fois du sens et de l’é­vi­dence des doc­trines.

Au moyen âge, les dis­putes sco­las­tiques avaient un but à peu près simi­laire. Elles ser­vaient à véri­fier que l’é­lève com­pre­nait sa propre opi­nion et (par une cor­ré­la­tion néces­saire) l’o­pi­nion oppo­sée, et qu’il pou­vait aus­si bien défendre les prin­cipes de l’une que réfu­ter ceux de l’autre. Ces joutes avaient pour­tant un défaut irré­mé­diable : celui de tirer leurs pré­misses non de la rai­son, mais de l’au­to­ri­té ; c’est pour­quoi en tant que dis­ci­pline de l’es­prit, elles étaient en tout point infé­rieure à la puis­sante dia­lec­tique qui modèle les intel­li­gences des « Socra­ti­ci viri » ; mais l’es­prit moderne doit beau­coup plus à toutes deux qu’il ne veut géné­ra­le­ment le recon­naître, et les modes d’é­du­ca­tion actuels n’ont pour ain­si dire rien pour pré­tendre rem­pla­cer l’une ou l’autre. Celui qui tient toute son ins­truc­tion des pro­fes­seurs ou des livres n’est nul­le­ment contraint d’en­tendre les deux côtés d’une ques­tion, et cela même s’il échappe à la ten­ta­tion habi­tuelle de se satis­faire de connaître les choses par cœur. C’est pour­quoi il est fort rare de bien connaître les deux ver­sants d’un même pro­blème ; c’est ce qu’il y a de plus faible dans ce que l’on dit pour défendre ses opi­nions qui fait office de réplique à ses adver­saires. C’est aujourd’­hui la mode de dépré­cier la logique néga­tive, celle qui révèle les fai­blesses théo­riques et les erreurs pra­tiques, sans éta­blir de véri­tés posi­tives. Il est vrai qu’une telle cri­tique néga­tive ferait un assez pauvre résul­tat final ; mais en tant que moyen d’ac­qué­rir une connais­sance posi­tive ou une convic­tion digne de ce nom, on ne sau­rait trop insis­ter sur sa valeur. Et tant que les hommes n’y seront pas de nou­veau sys­té­ma­ti­que­ment entraî­nés, il y aura fort peu de grands pen­seurs, et le niveau moyen d’in­tel­li­gence dans les domaines de la spé­cu­la­tion autres que les mathé­ma­tiques et les sciences phy­siques demeu­re­ra très bas. 

Sur tout autre sujet, aucune opi­nion ne mérite le nom de connais­sance à moins d’a­voir sui­vi, de gré ou de force, la démarche intel­lec­tuelle qu’eût exi­gé de son tenant une contro­verse active avec des adver­saires. On voit donc à quel point il est aus­si absurde de renon­cer à un avan­tage indis­pen­sable qui s’offre spon­ta­né­ment, alors qu’il est si dif­fi­cile à créer quand il manque. S’il y a des gens pour contes­ter une opi­nion reçue ou pour dési­rer le faire si la loi ou l’o­pi­nion publique le leur per­met, il faut les en remer­cier, ouvrir nos esprits à leurs paroles et nous réjouir qu’il y en ait qui fassent pour nous ce que nous devrions prendre davan­tage la peine de faire, si tant est que la cer­ti­tude ou la vita­li­té de nos convic­tions nous importe.

Il nous reste encore à par­ler d’une des prin­ci­pales causes qui rendent la diver­si­té d’o­pi­nions avan­ta­geuse et qui le demeu­re­ra tant que l’hu­ma­ni­té n’au­ra pas atteint un niveau de déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel dont elle semble aujourd’­hui encore à mille lieues. Nous n’a­vons jus­qu’à pré­sent exa­mi­né que deux pos­si­bi­li­tés : la pre­mière, que l’o­pi­nion reçue peut être fausse, et une autre, du même coup, vraie ; la deuxième, que si l’o­pi­nion reçue est vraie, c’est que la lutte entre celle-ci et l’er­reur oppo­sée est essen­tielle à une per­cep­tion claire et à un pro­fond sen­ti­ment de sa véri­té. Mais il arrive plus sou­vent encore que les doc­trines en conflit, au lieu d’être l’une vraie et l’autre fausse, se dépar­tagent la véri­té ; c’est ain­si que l’o­pi­nion non conforme est néces­saire pour four­nir le reste de la véri­té dont la doc­trine reçue n’in­carne qu’une par­tie. Les opi­nions popu­laires sur les sujets qui ne sont pas à la por­tée des sens sont sou­vent vraies, mais elles ne sont que rare­ment ou jamais toute la véri­té. Elles sont une par­tie de la véri­té, tan­tôt plus grande, tan­tôt moindre, mais exa­gé­rée, défor­mée et cou­pée des véri­tés qui devraient l’ac­com­pa­gner et la limi­ter. De l’autre côté, les opi­nions héré­tiques sont géné­ra­le­ment de ces véri­tés exclues, négli­gées qui, bri­sant leurs chaînes, cherchent soit à se récon­ci­lier avec la véri­té conte­nue dans l’o­pi­nion com­mune, soit à l’af­fron­ter comme enne­mie et s’af­firment aus­si exclu­si­ve­ment comme l’en­tière véri­té. Ce der­nier cas a été jus­qu’à pré­sent le plus fré­quent, car l’es­prit humain est plus géné­ra­le­ment par­tial qu’ou­vert. De là vient qu’or­di­nai­re­ment, même dans les révo­lu­tions de l’o­pi­nion, une par­tie de la véri­té sombre tan­dis qu’une autre monte à la sur­face. Le pro­grès lui-même, qui devrait être un gain, se contente le plus sou­vent de sub­sti­tuer une véri­té par­tielle et incom­plète à une autre. L’a­mé­lio­ra­tion consiste sur­tout en ceci que le nou­veau frag­ment de véri­té est plus néces­saire, mieux adap­té au besoin du moment que celui qu’il sup­plante. La par­tia­li­té des opi­nions domi­nantes est telle que même lors­qu’elle se fonde sur la véri­té, toute opi­nion qui ren­ferme une once de la por­tion de véri­té omise par l’o­pi­nion com­mune, devrait être consi­dé­rée comme pré­cieuse, quelle que soit la somme d’er­reur et de confu­sion mêlée à cette véri­té. Aucun juge sen­sé des affaires humaines ne se sen­ti­ra for­cé de s’in­di­gner parce que ceux qui mettent le doigt sur des véri­tés que, sans eux, nous eus­sions contour­nées, ne négligent à leur tour cer­taines que nous aper­ce­vons. Il pen­se­ra plu­tôt que tant que la véri­té popu­laire sera par­tiale, il sera encore pré­fé­rable qu’une véri­té impo­pu­laire ait aus­si des déten­teurs par­tiaux, parce qu’au moins ils sont plus éner­giques et plus aptes à for­cer une atten­tion rétive à consi­dé­rer le frag­ment de sagesse qu’ils exaltent comme la sagesse tout entière.

C’est ain­si qu’au XVIIIe siècle les para­doxes de Rous­seau pro­dui­sirent un choc salu­taire lors­qu’ils explo­sèrent au milieu de cette socié­té de gens ins­truits et d’in­cultes sous leur coupe, éper­dus d’ad­mi­ra­tion devant ce qu’on appelle la civi­li­sa­tion, devant les mer­veilles de la science, de la lit­té­ra­ture, de la phi­lo­so­phie modernes, n’exa­gé­rant la dif­fé­rence entre les Anciens et les Modernes que pour y voir leur propre supé­rio­ri­té. Rous­seau ren­dit le ser­vice de dis­lo­quer la masse de l’o­pi­nion par­tiale et de for­cer ses élé­ments à se recons­ti­tuer sous une meilleure forme et avec des ingré­dients sup­plé­men­taires. Non pas que les opi­nions admises fussent dans l’en­semble plus éloi­gnées de la véri­té que celles de Rous­seau ; au contraire, elles en étaient plus proches ; elles conte­naient davan­tage de véri­té posi­tive et bien moins d’er­reur. Néan­moins, il y avait dans la doc­trine de Rous­seau un grand nombre de ces véri­tés qui man­quaient pré­ci­sé­ment à l’o­pi­nion popu­laire, et qui depuis se sont mêlées à son flux : aus­si conti­­nuèrent-elles à sub­sis­ter. Le mérite supé­rieur de la vie simple, l’ef­fet débi­li­tant et démo­ra­li­sant des entraves et des hypo­cri­sies d’une socié­té arti­fi­cielle, sont des idées qui depuis Rous­seau n’ont jamais com­plè­te­ment quit­té les esprits culti­vés ; et elles pro­dui­ront un jour leur effet, quoique, pour le moment, elles aient encore besoin d’être pro­cla­mées haut et fort et d’être tra­duites ; car sur ce sujet, les mots ont à peu près épui­sé toutes leurs forces. Paral­lè­le­ment, il est recon­nu en poli­tique qu’un par­ti d’ordre ou de sta­bi­li­té et un par­ti de pro­grès ou de réforme sont les deux élé­ments néces­saires d’une vie poli­tique flo­ris­sante, jus­qu’à ce que l’un ou l’autre ait à ce point élar­gi son hori­zon intel­lec­tuel qu’il devienne à la fois un par­ti d’ordre et de pro­grès, connais­sant et dis­tin­guant ce qu’il est bon de conser­ver et ce qu’il faut éli­mi­ner. Cha­cune de ces manières de pen­ser tire son uti­li­té des défauts de l’autre ; mais c’est dans une large mesure leur oppo­si­tion mutuelle qui les main­tient dans les limites de la rai­son et du bon sens. Si l’on ne peut expri­mer avec une égale liber­té, sou­te­nir et défendre avec autant de talent que d’éner­gie toutes les grandes ques­tions de la vie pra­tique — qu’elles soient favo­rables à la démo­cra­tie ou à l’a­ris­to­cra­tie, à la pro­prié­té ou à l’é­ga­li­té, à la coopé­ra­tion ou à la com­pé­ti­tion, au luxe ou à l’abs­ti­nence, à la socia­bi­li­té ou à l’in­di­vi­dua­lisme, à la liber­té ou à la dis­ci­pline —, il n’y a aucune rai­son que les deux élé­ments obtiennent leur dû : il est inévi­table que l’un des pla­teaux ne monte au détri­ment de l’autre. Dans les grandes ques­tions pra­tiques de la vie, la véri­té est sur­tout affaire de conci­lia­tion et de com­bi­nai­son des extrêmes ; aus­si très peu d’es­prits sont-ils assez vastes et impar­tiaux pour réa­li­ser cet accom­mo­de­ment le plus cor­rec­te­ment pos­sible, c’est-à-dire bru­ta­le­ment, par une lutte entre des com­bat­tants enrô­lés sous des ban­nières oppo­sées. Pour toutes les grandes ques­tions énu­mé­rées ci-des­­sus, si une opi­nion a davan­tage de droit que l’autre à être, non seule­ment tolé­rée, mais encore encou­ra­gée et sou­te­nue, c’est celle qui, à un moment ou dans un lieu don­né, se trouve mino­ri­taire. C’est l’o­pi­nion qui, pour l’ins­tant, repré­sente les inté­rêts négli­gés, l’as­pect du bien-être humain qui court le risque d’ob­te­nir moins que sa part. Je suis conscient qu’il n’y a dans ce pays aucune into­lé­rance en matière de dif­fé­rences d’o­pi­nions sur la plu­part de ces sujets. Je les ai cités pour mon­trer, à l’aide d’exemples nom­breux et signi­fi­ca­tifs, l’u­ni­ver­sa­li­té du fait que, dans l’é­tat actuel de l’es­prit humain, seule la diver­si­té donne une chance équi­table à toutes les facettes de la véri­té. Lors­qu’on trouve des gens qui ne par­tagent point l’ap­pa­rente una­ni­mi­té du monde sur un sujet, il est tou­jours pro­bable — même si le monde est dans le vrai — que ces dis­si­dents ont quelque chose de per­son­nel à dire qui mérite d’être enten­du, et que la véri­té per­drait quelque chose à leur silence.

« Mais », objec­­te­­ra-t-on, « cer­tains des prin­cipes géné­ra­le­ment admis, spé­cia­le­ment sur les sujets les plus nobles et les plus vitaux, sont davan­tage que des demi-véri­­tés. La morale chré­tienne, par exemple, contient toute la véri­té sur ce sujet, et si quel­qu’un enseigne une morale dif­fé­rente, il est com­plè­te­ment dans l’er­reur. » Comme il s’a­git là d’un des cas pra­tiques les plus impor­tants, aucun n’est mieux appro­prié pour mettre à l’é­preuve la maxime géné­rale. Mais avant de déci­der ce que la morale chré­tienne est ou n’est pas, il serait sou­hai­table de déci­der ce qu’on entend par morale chré­tienne. Si cela signi­fie la morale du Nou­veau Tes­ta­ment, je m’é­tonne que quel­qu’un qui tire son savoir du livre lui-même puisse sup­po­ser que cette morale ait été pré­sen­tée ou vou­lue comme une doc­trine morale com­plète. L’É­van­gile se réfère tou­jours à une morale pré­exis­tante et limite ses pré­ceptes aux points par­ti­cu­liers sur les­quels cette morale devait être cor­ri­gée ou rem­pla­cée par une autre morale plus tolé­rante et plus éle­vée ; en outre elle s’ex­prime tou­jours en termes géné­raux, sou­vent impos­sibles à inter­pré­ter lit­té­ra­le­ment, sans comp­ter que ces textes pos­sèdent davan­tage l’onc­tion de la poé­sie ou de l’é­lo­quence que la pré­ci­sion de la légis­la­tion. Jamais on n’a pu en extraire un corps de doc­trine éthique sans le com­plé­ter par des élé­ments de l’An­cien Tes­ta­ment — sys­tème certes éla­bo­ré, mais bar­bare à bien des égards et des­ti­né uni­que­ment à un peuple bar­bare. Saint Paul — enne­mi décla­ré de l’in­ter­pré­ta­tion judaïque de la doc­trine et de cette façon de com­plé­ter l’es­quisse de son maître — admet éga­le­ment une morale pré­exis­tante, à savoir celle des Grecs et des Romains ; et ce qu’il conseille aux chré­tiens dans une large mesure, c’est d’en faire un sys­tème d’ac­com­mo­de­ment, au point de n’ac­cor­der qu’un sem­blant de condam­na­tion à l’es­cla­vage. Ce qu’on appelle la morale chré­tienne — mais qu’on devrait plu­tôt qua­li­fier de théo­lo­gique — n’est l’œuvre ni du Christ ni des apôtres ; elle est d’une ori­gine plus tar­dive, puis­qu’elle a été éla­bo­rée gra­duel­le­ment par l’É­glise chré­tienne des cinq pre­miers siècles ; et, même si les modernes et les pro­tes­tants ne l’ont pas adop­tée sans réserve, ils l’ont beau­coup moins modi­fiée qu’on aurait pu s’y attendre. À vrai dire, ils se sont conten­tés, pour la plu­part, de retran­cher les addi­tions faites au moyen âge, chaque secte rem­plis­sant le vide lais­sé par de nou­velles addi­tions plus conformes à son carac­tère et à ses ten­dances. Je ne pré­tends nul­le­ment nier que l’hu­ma­ni­té soit extrê­me­ment rede­vable envers cette morale et ses pre­miers maîtres ; mais je me per­mets de dire qu’elle est, sur nombre de points impor­tants, incom­plète et par­tiale, et que si des idées et des sen­ti­ments qu’elle ne sanc­tionne pas n’a­vaient pas contri­bué à la for­ma­tion du mode de vie et du carac­tère euro­péens, les affaires humaines seraient actuel­le­ment bien pires qu’elles ne le sont. La morale chré­tienne, comme on l’ap­pelle, pos­sède toutes les carac­té­ris­tiques d’une réac­tion : c’est en grande par­tie une pro­tes­ta­tion contre le paga­nisme. Son idéal est néga­tif plus que posi­tif, pas­sif plus qu’ac­tif ; c’est l’in­no­cence plus que la noblesse, l’abs­ti­nence du mal plus que la quête éner­gique du bien ; dans ses com­man­de­ments (comme on l’a jus­te­ment fait remar­quer) le « tu ne dois pas » pré­do­mine indû­ment sur le « tu dois ». Dans son hor­reur de la sen­sua­li­té, elle a fait de l’as­cé­tisme une idole, laquelle est deve­nue à son tour, à force de com­pro­mis, celle de la léga­li­té. Elle tient l’es­poir du ciel et la crainte de l’en­fer pour les motifs conve­nus et appro­priés d’une vie ver­tueuse — ce en quoi elle reste loin der­rière cer­tains des plus grands sages de l’An­ti­qui­té —, et elle fait tout ce qui est en son pou­voir pour impri­mer sur la morale humaine un carac­tère essen­tiel­le­ment égoïste, « décon­nec­tant » pour ain­si dire le sens du devoir pré­sent en chaque homme des inté­rêts de ses sem­blables, excep­té lors­qu’on lui sug­gère un motif inté­res­sé pour les consul­ter. C’est essen­tiel­le­ment une doc­trine d’o­béis­sance pas­sive ; elle inculque la sou­mis­sion à toutes les auto­ri­tés éta­blies — les­quelles ne sont d’ailleurs pas acti­ve­ment obéies lors­qu’elles com­mandent ce que la reli­gion inter­dit, mais cela sans qu’il soit pour autant pos­sible de leur résis­ter ou de se révol­ter contre elles, quel que soit le tort qu’elles nous fassent. Et, alors que dans la morale des grandes nations païennes, le devoir du citoyen envers l’É­tat tient une place dis­pro­por­tion­née et empiète sur la liber­té indi­vi­duelle, cette grande part de notre devoir est à peine men­tion­née ou recon­nue dans la morale chré­tienne. C’est dans le Coran, non dans le Nou­veau Tes­ta­ment, que nous trou­vons cette maxime : « Tout gou­ver­nant qui désigne un homme à un poste quand il existe dans ses ter­ri­toires un autre homme mieux qua­li­fié pour celui-ci pèche contre Dieu et contre l’É­tat. » Le peu de recon­nais­sance que reçoit l’i­dée d’o­bli­ga­tion envers le public dans la morale moderne ne nous vient même pas des chré­tiens, mais des Grecs et des Romains. De même, ce qu’il y a dans la morale pri­vée de magna­ni­mi­té, de gran­deur d’âme, de digni­té per­son­nelle, voire de sens de l’hon­neur, ne nous vient pas du ver­sant reli­gieux, mais du ver­sant pure­ment humain de notre édu­ca­tion ; et jamais ces qua­li­tés n’au­raient pu être le fruit d’une doc­trine morale qui n’ac­corde de valeur qu’à l’obéissance.

Je suis bien loin de pré­tendre que ces défauts sont néces­sai­re­ment inhé­rents à la morale chré­tienne de quelque manière qu’on la conçoive, ou bien que tout ce qui lui manque pour deve­nir une doc­trine morale com­plète ne sau­rait se conci­lier avec elle ; et je l’in­si­nue encore bien moins des doc­trines et des pré­ceptes du Christ lui-même. Je crois que les paroles du Christ sont deve­nues, à l’é­vi­dence, tout ce qu’elles ont vou­lu être, qu’elles ne sont incon­ci­liables avec rien de ce qu’exige une morale com­plète, qu’on peut y faire entrer tout ce qu’il y a d’ex­cellent en morale, et cela sans faire davan­tage de vio­lence à leur lettre que tous ceux qui ont ten­té d’en déduire un quel­conque sys­tème pra­tique de conduite. Mais je crois par ailleurs que cela n’entre nul­le­ment en contra­dic­tion avec le fait de croire qu’elles ne contiennent et ne vou­laient conte­nir qu’une par­tie de la véri­té. Je crois que dans ses ins­truc­tions, le fon­da­teur du chris­tia­nisme a négli­gé à des­sein beau­coup d’élé­ments essen­tiels de haute morale, que l’É­glise chré­tienne, elle, a com­plè­te­ment reje­tés dans le sys­tème moral qu’elle a éri­gé sur la base de cet ensei­gne­ment. Cela étant, je consi­dère comme une grande erreur le fait de vou­loir à toute force trou­ver dans la doc­trine chré­tienne cette règle com­plète de conduite que son auteur n’en­ten­dait pas détailler tout entière, mais seule­ment sanc­tion­ner et mettre en vigueur. Je crois aus­si que cette théo­rie est en train de cau­ser grand tort dans la pra­tique, en dimi­nuant beau­coup la valeur de l’é­du­ca­tion et de l’ins­truc­tion morales que tant de per­sonnes bien inten­tion­nées s’ef­forcent enfin d’en­cou­ra­ger. Je crains fort qu’en essayant de for­mer l’es­prit et les sen­ti­ments sur un modèle exclu­si­ve­ment reli­gieux, et en éva­cuant ces normes sécu­lières (comme on les appelle faute d’un meilleur terme) qui coexis­taient jus­qu’i­ci avec la morale chré­tienne et la com­plé­taient, mêlant leur esprit au sien, il n’en résulte — comme c’est le cas de plus en plus — un type de carac­tère bas, abject, ser­vile, qui se sou­met comme il peut à ce qu’il prend pour la Volon­té suprême, mais qui est inca­pable de s’é­le­ver à la concep­tion de la Bon­té suprême ou de s’y ouvrir. Je crois que des morales dif­fé­rentes d’une morale exclu­si­ve­ment issue de sources chré­tiennes doivent exis­ter paral­lè­le­ment à elle pour pro­duire la régé­né­ra­tion morale de l’hu­ma­ni­té ; et, selon moi, le sys­tème chré­tien ne fait pas excep­tion à cette règle selon laquelle, dans un état impar­fait de l’es­prit humain, les inté­rêts de la véri­té exigent la diver­si­té d’o­pi­nions. Il n’est pas dit qu’en ces­sant d’i­gno­rer les véri­tés morales qui ne sont pas conte­nues dans le chris­tia­nisme, les hommes doivent se mettre à igno­rer aucune de celles qu’il contient. Un tel pré­ju­gé, une telle erreur, quand elle se pro­duit, est un mal abso­lu ; mais c’est aus­si un mal dont on ne peut espé­rer être tou­jours exempts, et qui doit être consi­dé­ré comme le prix à payer pour un bien ines­ti­mable. Il faut s’é­le­ver contre la pré­ten­tion exclu­sive d’une par­tie de la véri­té d’être la véri­té tout entière ; et si un mou­ve­ment de réac­tion devait rendre ces rebelles injustes à leur tour, cette par­tia­li­té serait déplo­rable au même titre que l’autre, mais devrait pour­tant être tolé­rée. Si les chré­tiens vou­laient apprendre aux infi­dèles à être justes envers le chris­tia­nisme, il leur fau­drait être justes eux-mêmes envers leurs croyances. C’est mal ser­vir la véri­té que de pas­ser sous silence ce fait — bien connu de tous ceux qui ont la moindre notion d’his­toire lit­té­raire — qu’une grande part des ensei­gne­ments moraux les plus nobles et les plus esti­mables sont l’œuvre d’hommes qui non seule­ment ne connais­saient pas la foi chré­tienne, mais encore la reje­taient en toute connais­sance de cause. 

Je ne pré­tends pas que l’u­sage le plus illi­mi­té de la liber­té d’é­non­cer toutes les opi­nions pos­sibles met­trait fin au sec­ta­risme reli­gieux ou phi­lo­so­phique. Toutes les fois que des hommes de faible sta­ture intel­lec­tuelle prennent une véri­té au sérieux, ils se mettent aus­si­tôt à la pro­cla­mer, la trans­mettre, et même à agir d’a­près elle, comme s’il n’y avait pas au monde d’autre véri­té, ou du moins aucune autre sus­cep­tible de la limi­ter ou de la modi­fier. Je recon­nais que la plus libre dis­cus­sion ne sau­rait empê­cher le sec­ta­risme en matière d’o­pi­nions, et que sou­vent, au contraire, c’est elle qui l’ac­croît et l’exas­père ; car on repousse la véri­té d’au­tant plus vio­lem­ment qu’on a man­qué à l’a­per­ce­voir jusque-là et qu’elle est pro­cla­mée par des gens en qui l’on voit des adver­saires. Ce n’est pas sur le par­ti­san pas­sion­né, mais sur le spec­ta­teur calme et dés­in­té­res­sé que cette confron­ta­tion d’o­pi­nions pro­duit un effet salu­taire. Ce n’est pas la lutte vio­lente entre les par­ties de la véri­té qu’il faut redou­ter, mais la sup­pres­sion silen­cieuse d’une par­tie de la véri­té ; il y a tou­jours de l’es­poir tant que les hommes sont contraints à écou­ter les deux côtés ; c’est lors­qu’ils ne se pré­oc­cupent que d’un seul que leurs erreurs s’en­ra­cinent pour deve­nir des pré­ju­gés, et que la véri­té, cari­ca­tu­rée, cesse d’a­voir les effets de la véri­té. Et puisque rien chez un juge n’est plus rare que la facul­té de rendre un juge­ment sen­sé sur une cause où il n’a enten­du plai­der qu’un seul avo­cat, la véri­té n’a de chance de se faire jour que dans la mesure où cha­cune de ses facettes, cha­cune des opi­nions incar­nant une frac­tion de véri­té, trouve des avo­cats et les moyens de se faire entendre.

Nous avons main­te­nant affir­mé la néces­si­té — pour le bien-être intel­lec­tuel de l’hu­ma­ni­té (dont dépend son bien-être géné­ral) — de la liber­té de pen­sée et d’ex­pres­sion à l’aide de quatre rai­sons dis­tinctes que nous allons réca­pi­tu­ler ici.

Pre­miè­re­ment, une opi­nion qu’on rédui­rait au silence peut très bien être vraie : le nier, c’est affir­mer sa propre infaillibilité.

Deuxiè­me­ment, même si l’o­pi­nion réduite au silence est fausse, elle peut conte­nir — ce qui arrive très sou­vent — une part de véri­té ; et puisque l’o­pi­nion géné­rale ou domi­nante sur n’im­porte quel sujet n’est que rare­ment ou jamais toute la véri­té, ce n’est que par la confron­ta­tion des opi­nions adverses qu’on a une chance de décou­vrir le reste de la vérité.

Troi­siè­me­ment, si l’o­pi­nion reçue est non seule­ment vraie, mais toute la véri­té, on la pro­fes­se­ra comme une sorte de pré­ju­gé, sans com­prendre ou sen­tir ses prin­cipes ration­nels, si elle ne peut être dis­cu­tée vigou­reu­se­ment et loyalement.

Et cela n’est pas tout car, qua­triè­me­ment, le sens de la doc­trine elle-même sera en dan­ger d’être per­du, affai­bli ou pri­vé de son effet vital sur le carac­tère et la conduite : le dogme devien­dra une simple pro­fes­sion for­melle, inef­fi­cace au bien, mais encom­brant le ter­rain et empê­chant la nais­sance de toute convic­tion authen­tique et sin­cère fon­dée sur la rai­son ou l’ex­pé­rience personnelle.

Avant de clore ce sujet de la liber­té d’o­pi­nion, il convient de se tour­ner un ins­tant vers ceux qui disent qu’on peut per­mettre d’ex­pri­mer libre­ment toute opi­nion, pour­vu qu’on le fasse avec mesure, et qu’on ne dépasse pas les bornes de la dis­cus­sion loyale. On pour­rait en dire long sur l’im­pos­si­bi­li­té de fixer avec cer­ti­tude ces bornes sup­po­sées ; car si le cri­tère est le degré d’of­fense éprou­vé par ceux dont les opi­nions sont atta­quées, l’ex­pé­rience me paraît démon­trer que l’of­fense existe dès que l’at­taque est élo­quente et puis­sante : ils accu­se­ront donc de man­quer de modé­ra­tion tout adver­saire qui les met­tra dans l’embarras. Mais bien que cette consi­dé­ra­tion soit impor­tante sur le plan pra­tique, elle dis­pa­raît devant une objec­tion plus fon­da­men­tale. Certes, la manière de défendre une opi­nion, même vraie, peut être blâ­mable et encou­rir une cen­sure sévère et légi­time. Mais la plu­part des offenses de ce genre sont telles qu’elles sont le plus sou­vent impos­sibles à prou­ver, sauf si le res­pon­sable en vient à l’a­vouer acci­den­tel­le­ment. La plus grave de ces offenses est le sophisme, la sup­pres­sion de cer­tains faits ou argu­ments, la défor­ma­tion des élé­ments du cas en ques­tion ou la déna­tu­ra­tion de l’o­pi­nion adverse. Pour­tant tout cela est fait conti­nuel­le­ment — même à outrance — en toute bonne foi par des per­sonnes qui ne méritent par ailleurs pas d’être consi­dé­rées comme igno­rantes ou incom­pé­tentes, au point qu’on trouve rare­ment les rai­sons adé­quates d’ac­cu­ser un expo­sé fal­la­cieux d’im­mo­ra­li­té ; la loi elle-même peut encore moins pré­tendre à inter­fé­rer dans ce genre d’in­con­duite contro­ver­sée. Quant à ce que l’on entend com­mu­né­ment par le manque de rete­nue en dis­cus­sion, à savoir les invec­tives, les sar­casmes, les attaques per­son­nelles, etc., la dénon­cia­tion de ces armes méri­te­rait plus de sym­pa­thie si l’on pro­po­sait un jour de les inter­dire éga­le­ment des deux côtés ; mais ce qu’on sou­haite, c’est uni­que­ment en res­treindre l’emploi au pro­fit de l’o­pi­nion domi­nante. Qu’un homme les emploie contre les opi­nions mino­ri­taires, et il est sûr non seule­ment de n’être pas blâ­mé, mais d’être loué pour son zèle hon­nête et sa juste indi­gna­tion. Cepen­dant, le tort que peuvent cau­ser ces pro­cé­dés n’est jamais si grand que lors­qu’on les emploie contre les plus faibles, et les avan­tages déloyaux qu’une opi­nion peut tirer de ce type d’ar­gu­men­ta­tion échoient presque exclu­si­ve­ment aux opi­nions reçues. La pire offense de cette espèce qu’on puisse com­mettre dans une polé­mique est de stig­ma­ti­ser comme des hommes dan­ge­reux et immo­raux les par­ti­sans de l’o­pi­nion adverse. Ceux qui pro­fessent des opi­nions impo­pu­laires sont par­ti­cu­liè­re­ment expo­sés à de telles calom­nies, et cela parce qu’ils sont en géné­ral peu nom­breux et sans influence, et que per­sonne ne s’in­té­resse à leur voir rendre jus­tice. Mais étant don­né la situa­tion, cette arme est refu­sée à ceux qui attaquent l’o­pi­nion domi­nante ; ils cour­raient un dan­ger per­son­nel à s’en ser­vir, et s’ils s’en ser­vaient mal­gré tout, ils ne réus­si­raient qu’à expo­ser par contre­coup leur propre cause. En géné­ral, les opi­nions contraires à celles com­mu­né­ment reçues ne par­viennent à se faire entendre qu’en modé­rant scru­pu­leu­se­ment leur lan­gage et en met­tant le plus grand soin à évi­ter toute offense inutile : elles ne sau­raient dévier d’un pouce de cette ligne de conduite sans perdre de ter­rain. En revanche, de la part de l’o­pi­nion domi­nante, les injures les plus outrées finissent tou­jours par dis­sua­der les gens de pro­fes­ser une opi­nion contraire, voire même d’é­cou­ter ceux qui la pro­fessent. C’est pour­quoi dans l’in­té­rêt de la véri­té et de la jus­tice, il est bien plus impor­tant de réfré­ner l’u­sage du lan­gage inju­rieux dans ce cas pré­cis que dans le pre­mier ; et par exemple, s’il fal­lait choi­sir, il serait bien plus néces­saire de décou­ra­ger les attaques inju­rieuses contre l’in­croyance que contre la reli­gion. Il est évident tou­te­fois que ni la loi ni l’au­to­ri­té n’ont à se mêler de répri­mer l’une ou l’autre, et que le juge­ment de l’o­pi­nion devrait être déter­mi­né, dans chaque occa­sion, par les cir­cons­tances du cas par­ti­cu­lier. D’un côté ou de l’autre, on doit condam­ner tout homme dans la plai­doi­rie duquel per­ce­rait la mau­vaise foi, la mal­veillance, la bigo­te­rie ou encore l’in­to­lé­rance, mais cela sans infé­rer ses vices du par­ti qu’il prend, même s’il s’a­git du par­ti adverse. Il faut rendre à cha­cun l’hon­neur qu’il mérite, quelle que soit son opi­nion, s’il pos­sède assez de calme et d’hon­nê­te­té pour voir et expo­ser — sans rien exa­gé­rer pour les dis­cré­di­ter, sans rien dis­si­mu­ler de ce qui peut leur être favo­rable — ce que sont ses adver­saires et leurs opi­nions. Telle est la vraie mora­li­té de la dis­cus­sion publique ; et, si elle est sou­vent vio­lée, je suis heu­reux de pen­ser qu’il y a de nom­breux polé­mistes qui en étu­dient de très près les rai­sons, et un plus grand nombre encore qui s’ef­force de la respecter.

John Stuart Mill
(fin du cha­pitre 2)

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Notes :

[1] Ces mots étaient à peine écrits lorsque, comme pour leur don­ner un démen­ti solen­nel, sur­vinrent en 1858 les pour­suites du gou­ver­ne­ment contre la presse. Cette inter­ven­tion mal­avi­sée dans la dis­cus­sion publique ne m’a pas entraî­né à chan­ger un seul mot au texte ; elle n’a pas davan­tage affai­bli ma convic­tion que, les moments de panique excep­tés, l’ère des sanc­tions à l’en­contre de la dis­cus­sion poli­tique était révo­lue dans notre pays. Car d’a­bord on ne per­sis­ta pas dans les pour­suites et secon­de­ment, ce ne furent jamais à pro­pre­ment par­ler des pour­suites poli­tiques. L’of­fense repro­chée n’é­tait pas d’a­voir cri­ti­qué les ins­truc­tions, les actes ou les per­sonnes des gou­ver­nants, mais d’a­voir pro­pa­gé une doc­trine esti­mée immo­rale : la légi­ti­mi­té du tyrannicide.

Si les argu­ments du pré­sent cha­pitre ont quelque vali­di­té, c’est qu’il devrait y avoir la pleine liber­té de pro­fes­ser et de dis­cu­ter, en tant que convic­tion éthique, n’im­porte quelle doc­trine, aus­si immo­rale puisse-t-elle sem­bler. Il serait donc inap­pro­prié et dépla­cé d’exa­mi­ner ici si la doc­trine du tyran­ni­cide mérite bien ce qua­li­fi­ca­tif. Je me conten­te­rai de dire que cette ques­tion fait depuis tou­jours par­tie des débats moraux et qu’un citoyen qui abat un cri­mi­nel s’é­lève ce fai­sant au-des­­sus de la loi et se place hors de por­tée des châ­ti­ments et des contrôles légaux. Cette action est recon­nue par des nations entières et par cer­tains hommes, les meilleurs et les plus sages, non comme un crime, mais comme un acte d’ex­trême ver­tu. En tout cas, bon ou mau­vais, le tyran­ni­cide n’est pas de l’ordre de l’as­sas­si­nat, mais de la guerre civile. En tant que tel, je consi­dère que l’ins­ti­ga­tion au tyran­ni­cide, dans un cas pré­cis, peut don­ner lieu à un châ­ti­ment appro­prié, mais cela seule­ment s’il est sui­vi de l’acte pro­pre­ment dit ou si un lien vrai­sem­blable entre l’acte et l’ins­ti­ga­tion peut être éta­bli. Mais dans ce cas, seul le gou­ver­ne­ment atta­qué lui-même — et non un gou­ver­ne­ment étran­ger — peut légi­ti­me­ment, pour se défendre, punir les attaques contre sa propre existence.

[2] Tho­mas Poo­ley, assises de Bod­min, 31 juillet 1857 : au mois de décembre sui­vant, il reçut un libre par­don de la Couronne.

[3] Georges-Jacob Holyake, 17 août 1857 ; Edward True­love, juillet 1857.

[4] Baron de Glei­chen, cour de police de Marl­bo­rough Street, 4 août 1857.

[5] Il faut voir un aver­tis­se­ment sérieux dans le déchaî­ne­ment de pas­sions per­sé­cu­trices qui s’est mêlé, lors de la révolte des Cipayes, à l’ex­pres­sion géné­rale des pires aspects de notre carac­tère natio­nal. Les délires furieux que des fana­tiques ou des char­la­tans pro­fé­raient du haut de leurs chaires ne sont peut-être pas dignes d’être rele­vés ; mais les chefs du par­ti évan­gé­lique ont posé pour prin­cipe de gou­ver­ne­ment des Hin­dous et des Musul­mans de ne finan­cer par les deniers publics que les écoles dans les­quelles on enseigne la Bible, et de n’at­tri­buer par consé­quent les postes de fonc­tion­naire qu’à des chré­tiens réels ou pré­ten­dus tels. Un sous-secré­­taire d’É­tat, dans un dis­cours à ses élec­teurs le 12 novembre 1857, aurait décla­ré : « Le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique, en tolé­rant leur foi » (la foi de cent mil­lions de sujets bri­tan­niques), « n’a obte­nu d’autres résul­tats que frei­ner la supré­ma­tie du nom anglais et d’empêcher le déve­lop­pe­ment salu­taire du chris­tia­nisme. (…) La tolé­rance est la grande pierre angu­laire de ce pays ; mais ne les lais­sez pas abu­ser de ce mot pré­cieux de tolé­rance. » Comme l’en­ten­dait le sous-secré­­taire d’É­tat, elle signi­fiait liber­té com­plète, la liber­té de culte pour tous par­mi les chré­tiens qui célé­braient leur culte sur de mêmes bases. Elle signi­fiait la tolé­rance de toutes les sectes et confes­sions de chré­tiens croyant en la seule et unique média­tion. Je sou­haite atti­rer l’at­ten­tion sur le fait qu’un homme qui a été jugé apte à rem­plir une haute fonc­tion dans le gou­ver­ne­ment de ce pays, sous un minis­tère libé­ral, défend là la doc­trine selon laquelle tous ceux qui ne croient pas en la divi­ni­té du Christ sont hors des bornes de la tolé­rance. Qui, après cette démons­tra­tion imbé­cile, peut s’a­ban­don­ne­ra l’illu­sion que les per­sé­cu­tions reli­gieuses sont révolues ?

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Pour lire le livre entier : http://​clas​siques​.uqac​.ca/​c​l​a​s​s​i​q​u​e​s​/​M​i​l​l​_​j​o​h​n​_​s​t​u​a​r​t​/​d​e​_​l​a​_​l​i​b​e​r​t​e​/​d​e​_​l​a​_​l​i​b​e​r​t​e​.​h​tml

Tous ensemble à Londres, le 24 février 2020, pour soutenir Julian Assange, journaliste exemplaire et pourtant emprisonné depuis 2012 et aujourd’hui torturé

Julian Assange a dévoué sa vie pour nous défendre, nous tous, contre les cri­mi­nels au pou­voir, en dénon­çant publi­que­ment et puis­sam­ment ceux qui mar­ty­risent et tor­turent leurs oppo­sants poli­tiques, par­tout sur terre.

Aujourd’­hui, comble de l’in­jus­tice, Julian est seul, enfer­mé et tor­tu­ré à son tour, par ceux-là mêmes dont il a prou­vé les crimes impardonnables.

Julian Assange – Pri­son­nier poli­tique depuis 2012
https://www.legrandsoir.info/julian-assange-prisonnier-politique-depuis-2012–9.html

Julian n’a plus que nous.
Pri­vés de consti­tu­tion, nous n’a­vons aucun moyen ins­ti­tu­tion­nel pour mettre fin nous-mêmes à cette honte.
Mais nous pou­vons encore nous réunir pour pro­tes­ter sur les lieux de pou­voirs injustes.
Si nous ne sommes que quelques cen­taines à nous mobi­li­ser, les cri­mi­nels sou­ri­ront cyni­que­ment, et de notre fai­blesse et de l’in­dif­fé­rence géné­rale à leur cruau­té. Il faut que nous soyons des mil­liers et des mil­liers, pour mon­trer aux juges que Julian n’est pas seul, pour mon­trer à Julian qu’il n’est pas seul, et pour mon­trer à nos enfants que nous ne sommes pas des lâches, que nous avons résis­té comme nous avons pu — car ce sont nos enfants qui vont vivre dans la socié­té de vio­lence arbi­traire que nous aurons lais­sée s’ins­tal­ler chez nous sans rien dire, ou pas.

Je demande à ceux qui le peuvent — simples citoyens, mais aus­si par­le­men­taires, intel­lec­tuels, et bien sûr jour­na­listes dignes de ce nom — de venir avec nous à Londres, lun­di 24 février pro­chain, pour pro­tes­ter publi­que­ment contre le sort infer­nal qui est réser­vé par les gou­ver­ne­ments à Julian Assange, héros et mar­tyr du journalisme.

Je repro­duis ci-des­­sous, en jaune, l’an­nonce des orga­ni­sa­teurs du voyage.

J’y ajoute aus­si deux vidéos que je trouve impor­tantes, l’une de Vik­tor Dedaj et l’autre de Juan Bran­co, pour mesu­rer l’im­por­tance cru­ciale, struc­tu­relle, ins­ti­tu­tion­nelle, des outils poli­tiques que nous donne Assange, et dont veulent nous pri­ver les voleurs de pou­voir par­tout sur terre.

J’y ajoute enfin, en bleu, un article bou­le­ver­sant, écrit par Nils Mel­zer, Rap­por­teur spé­cial des Nations Unies sur la tor­ture, article à lire jus­qu’au bout car tout les mots y sont impor­tants, pour com­prendre le scan­dale abso­lu du cas Assange et la honte inex­piable des pré­ten­dues « élites », ET SURTOUT DES PRÉTENDUS « JOURNALISTES ».

Mer­ci pour tout ce que vous pour­rez faire, à votre échelle, pour aider Julian.

Étienne.


 

24 février : Tous ensemble à Londres pour soutenir Julian Assange

La date du 24 février ouvre le départ des der­nières audiences d’extradition du fon­da­teur de Wiki­Leaks Julian Assange sur la demande des Etat-Unis. Sur le ter­ri­toire amé­ri­cain Julian risque jusqu’à 175 années de pri­son pour avoir dif­fu­ser des docu­ments sur la guerre en Irak et en Afgha­nis­tan dévoi­lant ain­si au grand jour tor­tures et exac­tions de l’armée amé­ri­caine, pour avoir fait son tra­vail de jour­na­liste. S’il est jugé par un tri­bu­nal fédé­ral dans un état où la peine capi­tale est auto­ri­sée, il risque la peine de mort pour espion­nage et divul­ga­tion de secrets d’Etat .

Nous orga­ni­sons ce 23 février un départ de Paris en Bus pour Londres. Nous arri­ve­rons le 24 au matin pour com­men­cer la mani­fes­ta­tion et repar­ti­rons le soir afin d’être de retour le 25 au petit matin sur Paris.

Au nom de la Liber­té de la presse, de la Liber­té d’expression, de la Véri­té nous deman­dons l’arrêt immé­diat de la pro­cé­dure d’extradition et la libé­ra­tion de Julian Assange.

Informations/contacts : https://​www​.face​book​.com/​e​v​e​n​t​s​/​4​6​7​9​9​8​7​0​4​1​5​5​4​46/

Réser­va­tions : https://​yur​plan​.com/​e​v​e​n​t​/​T​o​u​s​–​e​n​s​e​m​b​l​e​–​a​–​L​o​n​d​r​e​s​–​p​o​u​r​–​J​u​l​i​a​n​–​l​e​–​2​4​–​f​e​v​r​i​e​r​–​2​0​2​0​/​5​4​080

Le Grand Soir,
https://​www​.legrand​soir​.info/​2​4​–​f​e​v​r​i​e​r​–​t​o​u​s​–​e​n​s​e​m​b​l​e​–​a​–​l​o​n​d​r​e​s​–​p​o​u​r​–​s​o​u​t​e​n​i​r​–​j​u​l​i​a​n​–​a​s​s​a​n​g​e​.​h​tml

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Viktor Dedaj, sur EURÊKA, explique le scandale de l’affaire Assange

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Juan Branco, sur France Culture, explique l’importance institutionnelle du travail de Julian Assange, pour protéger les peuples — durablement et efficacement — contre les crimes de leurs représentants politiques

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Ce qui suit est à lire très atten­ti­ve­ment, sur­tout la fin :

« Un système meurtrier est en train de se créer sous nos yeux » (Republik)

Nils MELZER

Une allé­ga­tion de viol inven­tée et des preuves fabri­quées en Suède, la pres­sion du Royaume-Uni pour ne pas aban­don­ner l’affaire, un juge par­tial, la déten­tion dans une pri­son de sécu­ri­té maxi­male, la tor­ture psy­cho­lo­gique – et bien­tôt l’extradition vers les États-Unis, où il pour­rait être condam­né à 175 ans de pri­son pour avoir dénon­cé des crimes de guerre. Pour la pre­mière fois, le rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture, Nils Mel­zer, parle en détail des conclu­sions explo­sives de son enquête sur le cas du fon­da­teur de Wiki­leaks, Julian Assange.

1. La police suédoise a monté de toutes pièces une histoire mensongère de viol

Nils Mel­zer, pour­quoi le rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture s’intéresse-t-il à Julian Assange ?

C’est une ques­tion que le minis­tère alle­mand des affaires étran­gères m’a éga­le­ment posée récem­ment : Est-ce vrai­ment votre man­dat prin­ci­pal ? Assange est-il vic­time de la torture ?

Quelle a été votre réponse ?

L’affaire relève de mon man­dat de trois manières dif­fé­rentes : Pre­miè­re­ment, Assange a publié des preuves de tor­ture sys­té­ma­tique. Mais au lieu des res­pon­sables de la tor­ture, c’est Assange qui est per­sé­cu­té. Deuxiè­me­ment, il a lui-même été mal­trai­té au point qu’il pré­sente main­te­nant des symp­tômes de tor­ture psy­cho­lo­gique. Et troi­siè­me­ment, il doit être extra­dé vers un pays qui main­tient des per­sonnes comme lui dans des condi­tions de pri­son qu’Amnesty Inter­na­tio­nal a décrites comme de la tor­ture. En résu­mé : Julian Assange a décou­vert la tor­ture, a été lui-même tor­tu­ré et pour­rait être tor­tu­ré à mort aux États-Unis. Et un tel cas n’est pas cen­sé faire par­tie de mon domaine de res­pon­sa­bi­li­té ? Au-delà de cela, l’affaire a une impor­tance sym­bo­lique et touche chaque citoyen d’un pays démocratique.

Pour­quoi n’avez-vous pas pris en charge l’affaire beau­coup plus tôt ?

Ima­gi­nez une pièce sombre. Sou­dain, quelqu’un éclaire l’éléphant qui se trouve dans la pièce – sur les cri­mi­nels de guerre, sur la cor­rup­tion. Assange est l’homme qui a le pro­jec­teur bra­qué sur l’éléphant. Les gou­ver­ne­ments sont briè­ve­ment sous le choc, mais ensuite ils retournent les pro­jec­teurs en l’accusant de viol. C’est une manœuvre clas­sique lorsqu’il s’agit de mani­pu­ler l’opinion publique. L’éléphant dis­pa­raît une fois de plus dans l’obscurité, der­rière les pro­jec­teurs. Et c’est Assange qui devient le centre d’attention, et on com­mence à se deman­der si Assange fait du ska­te­board dans l’ambassade ou s’il nour­rit cor­rec­te­ment son chat. Sou­dain, nous savons tous qu’il est un vio­leur, un hacker, un espion et un nar­cis­sique. Mais les abus et les crimes de guerre qu’il a décou­verts s’évanouissent dans l’obscurité. J’ai éga­le­ment per­du ma concen­tra­tion, mal­gré mon expé­rience pro­fes­sion­nelle, ce qui aurait dû me conduire à être plus vigilant.

Com­men­çons par le début : Qu’est-ce qui vous a ame­né à vous occu­per de cette affaire ?

En décembre 2018, ses avo­cats m’ont deman­dé d’intervenir. J’ai d’abord refu­sé. J’étais sur­char­gé par d’autres requêtes et je ne connais­sais pas vrai­ment l’affaire. Mon impres­sion, lar­ge­ment influen­cée par les médias, était éga­le­ment influen­cée par le pré­ju­gé selon lequel Julian Assange était d’une cer­taine manière cou­pable et qu’il vou­lait me mani­pu­ler. En mars 2019, ses avo­cats m’ont appro­ché pour la deuxième fois parce qu’il y avait de plus en plus d’indications qu’Assange serait bien­tôt expul­sé de l’ambassade équa­to­rienne. Ils m’ont envoyé quelques docu­ments clés et un résu­mé de l’affaire et je me suis dit que mon inté­gri­té pro­fes­sion­nelle exi­geait que je jette au moins un coup d’œil à ces documents.

Et ensuite ?

Il m’est rapi­de­ment appa­ru que quelque chose n’allait pas. Qu’il y avait une contra­dic­tion qui n’avait aucun sens pour moi, compte tenu de ma grande expé­rience juri­dique : Pour­quoi une per­sonne serait-elle sou­mise à neuf ans d’enquête pré­li­mi­naire pour viol sans qu’aucune accu­sa­tion n’ait jamais été por­tée contre elle ?

Est-ce que c’est inhabituel ?

Je n’ai jamais vu un cas com­pa­rable. N’importe qui peut déclen­cher une enquête pré­li­mi­naire contre quelqu’un d’autre en allant sim­ple­ment à la police et en accu­sant l’autre per­sonne d’un crime. Les auto­ri­tés sué­doises n’ont cepen­dant jamais été inté­res­sées par le témoi­gnage d’Assange. Elles l’ont déli­bé­ré­ment lais­sé dans l’incertitude. Ima­gi­nez que vous soyez accu­sé de viol pen­dant neuf ans et demi par tout un appa­reil d’État et par les médias sans jamais avoir la pos­si­bi­li­té de vous défendre parce qu’aucune accu­sa­tion n’a jamais été portée.

Vous dites que les auto­ri­tés sué­doises n’ont jamais été inté­res­sées par le témoi­gnage d’Assange. Mais les médias et les orga­nismes gou­ver­ne­men­taux ont bros­sé un tableau com­plè­te­ment dif­fé­rent au fil des ans : Julian Assange, disent-ils, a fui la jus­tice sué­doise pour évi­ter d’avoir à répondre de ses actes.

C’est ce que j’ai tou­jours pen­sé, jusqu’à ce que je com­mence à enquê­ter. C’est le contraire qui est vrai. Assange s’est mis à dis­po­si­tion des auto­ri­tés sué­doises à plu­sieurs reprises parce qu’il vou­lait répondre aux accu­sa­tions. Mais les auto­ri­tés ont fait de l’obstruction.

Qu’est-ce que vous vou­lez dire par là ? ’Les auto­ri­tés ont fait de l’obstruction ?’

Per­­met­­tez-moi de com­men­cer par le début. Je parle cou­ram­ment le sué­dois et j’ai donc pu lire tous les docu­ments ori­gi­naux. J’en croyais à peine mes yeux : Selon le témoi­gnage de la femme en ques­tion, un viol n’avait jamais eu lieu. Et ce n’est pas tout : Le témoi­gnage de la femme a ensuite été modi­fié par la police de Stock­holm sans qu’elle soit impli­quée, afin de faire croire à un éven­tuel viol. J’ai tous les docu­ments en ma pos­ses­sion, les e‑mails, les SMS.

’Le témoi­gnage de la femme a ensuite été modi­fié par la police’ – com­ment exactement ?

Le 20 août 2010, une femme nom­mée S. W. est entrée dans un poste de police de Stock­holm avec une deuxième femme nom­mée A. A. La pre­mière femme, S. W., a décla­ré qu’elle avait eu des rela­tions sexuelles consen­ties avec Julian Assange, mais qu’il ne por­tait pas de pré­ser­va­tif. Elle a dit qu’elle crai­gnait main­te­nant d’être infec­tée par le VIH et vou­lait savoir si elle pou­vait for­cer Assange à pas­ser un test de dépis­tage du VIH. Elle a dit qu’elle était très inquiète. La police a écrit sa décla­ra­tion et a immé­dia­te­ment infor­mé les pro­cu­reurs. Avant même que l’interrogatoire ne puisse être ter­mi­né, S. W. a été infor­mée qu’Assange serait arrê­tée pour sus­pi­cion de viol. S. W. a été cho­quée et a refu­sé de pour­suivre l’interrogatoire. Alors qu’elle était encore au poste de police, elle a écrit un mes­sage texte à un ami pour lui dire qu’elle ne vou­lait pas incri­mi­ner Assange, qu’elle vou­lait juste qu’il passe un test de dépis­tage du VIH, mais que la police était appa­rem­ment inté­res­sée à ’mettre la main sur lui’.

Qu’est-ce que cela signifie ?

S.W. n’a jamais accu­sé Julian Assange de viol. Elle a refu­sé de par­ti­ci­per à un autre inter­ro­ga­toire et est ren­trée chez elle. Néan­moins, deux heures plus tard, un titre est appa­ru en pre­mière page d’Expres­sen, un tabloïd sué­dois, disant que Julian Assange était soup­çon­né d’avoir com­mis deux viols.

Deux viols ?

Oui, car il y avait la deuxième femme, A. A. Elle ne vou­lait pas non plus por­ter plainte, elle avait sim­ple­ment accom­pa­gné S. W. au poste de police. Elle n’a même pas été inter­ro­gée ce jour-là. Elle a dit plus tard qu’Assange l’avait har­ce­lée sexuel­le­ment. Je ne peux pas dire, bien sûr, si c’est vrai ou non. Je ne peux qu’indiquer l’ordre des évé­ne­ments : Une femme entre dans un poste de police. Elle ne veut pas por­ter plainte mais veut exi­ger un test de dépis­tage du VIH. La police décide alors qu’il pour­rait s’agir d’un cas de viol et que cela pour­rait rele­ver du minis­tère public. La femme refuse d’accepter cette ver­sion des faits, puis rentre chez elle et écrit à une amie que ce n’était pas son inten­tion, mais que la police veut ’mettre la main sur’ Assange. Deux heures plus tard, l’affaire est publiée dans le jour­nal. Comme nous le savons aujourd’hui, les pro­cu­reurs publics ont divul­gué l’affaire à la presse – et ils l’ont fait sans même invi­ter Assange à faire une décla­ra­tion. Et la deuxième femme, qui aurait été vio­lée selon le gros titre du 20 août, n’a été inter­ro­gée que le 21 août.

Qu’a dit la deuxième femme lorsqu’elle a été interrogée ?

Elle a dit qu’elle avait mis son appar­te­ment à la dis­po­si­tion d’Assange, qui était en Suède pour une confé­rence. Un petit appar­te­ment d’une pièce. Quand Assange était dans l’appartement, elle est ren­trée plus tôt que pré­vu, mais lui a dit que ce n’était pas un pro­blème et qu’ils pou­vaient dor­mir tous les deux dans le même lit. Cette nuit-là, ils ont eu des rap­ports sexuels consen­suels, avec un pré­ser­va­tif. Mais elle a dit que pen­dant l’acte sexuel, Assange avait inten­tion­nel­le­ment bri­sé le pré­ser­va­tif. Si c’est vrai, alors il s’agit bien sûr d’un délit sexuel – ce qu’on appelle la ’fur­ti­vi­té’. Mais la femme a éga­le­ment dit qu’elle n’avait remar­qué que plus tard que le pré­ser­va­tif était cas­sé. C’est une contra­dic­tion qui aurait abso­lu­ment dû être cla­ri­fiée. Si je ne le remarque pas, alors je ne peux pas savoir si l’autre l’a inten­tion­nel­le­ment bri­sé. Pas une seule trace d’ADN d’Assange ou d’A. A. n’a pu être détec­tée sur le pré­ser­va­tif qui a été pré­sen­té comme preuve.

Com­ment les deux femmes se connaissaient-elles ?

Elles ne se connais­saient pas vrai­ment. A. A., qui héber­geait Assange et lui ser­vait d’attaché de presse, avait ren­con­tré S. W. lors d’un évé­ne­ment où S. W. por­tait un pull en cache­mire rose. Elle savait appa­rem­ment par Assange qu’il était inté­res­sé par une ren­contre sexuelle avec S. W., car un soir, elle a reçu un SMS d’une connais­sance disant qu’il savait qu’Assange était chez elle et que elle, la connais­sance, aime­rait contac­ter Assange. A. A. a répon­du : Assange semble cou­cher en ce moment avec la ’fille au cache­mire’. Le len­de­main matin, S. W. a par­lé avec A.A. au télé­phone et a dit qu’elle aus­si avait cou­ché avec Assange et qu’elle s’inquiétait main­te­nant d’avoir été infec­tée par le VIH. Cette inquié­tude était appa­rem­ment réelle, car S.W. s’est même ren­due dans une cli­nique pour une consul­ta­tion. A. A. a alors sug­gé­ré : Allons à la police – ils peuvent obli­ger Assange à faire un test de dépis­tage du VIH. Les deux femmes ne se sont cepen­dant pas ren­dues au poste de police le plus proche, mais à un poste assez éloi­gné où une amie d’A. A. tra­vaille comme poli­cière – qui a ensuite inter­ro­gé S. W., d’abord en pré­sence d’A. A., ce qui n’est pas une pra­tique cor­recte. Mais jusqu’à pré­sent, le seul pro­blème était tout au plus un manque de pro­fes­sion­na­lisme. La mal­veillance déli­bé­rée des auto­ri­tés n’est appa­rue que lorsqu’elles ont immé­dia­te­ment dif­fu­sé le soup­çon de viol par le biais de la presse à sen­sa­tion, et ce sans inter­ro­ger A. A. et en contra­dic­tion avec la décla­ra­tion de S. W. Cela a éga­le­ment vio­lé une inter­dic­tion claire de la loi sué­doise de divul­guer les noms des vic­times ou des auteurs pré­su­més dans les affaires de délits sexuels. L’affaire a main­te­nant été por­tée à l’attention du pro­cu­reur géné­ral de la capi­tale et elle a sus­pen­du l’enquête sur le viol quelques jours plus tard, esti­mant que si les décla­ra­tions de S. W. étaient cré­dibles, il n’y avait aucune preuve qu’un crime avait été commis.

Mais alors l’affaire a vrai­ment pris son envol. Pourquoi ?

Le super­vi­seur de la poli­cière qui avait mené l’interrogatoire lui a écrit un e‑mail lui deman­dant de réécrire la décla­ra­tion de S. W.

Ce docu­ment a été obte­nu par la jour­na­liste d’investigation ita­lienne Ste­fa­nia Mau­ri­zi (@SMaurizi) dans le cadre d’une requête sur la liber­té d’information qui dure depuis cinq ans et qui est tou­jours en cours. (NdT)

Qu’est-ce que la poli­cière a changé ?

Nous ne le savons pas, car la pre­mière décla­ra­tion a été direc­te­ment réécrite dans le pro­gramme infor­ma­tique et n’existe plus. Nous savons seule­ment que la pre­mière décla­ra­tion, selon le pro­cu­reur géné­ral, ne conte­nait appa­rem­ment aucune indi­ca­tion qu’un crime avait été com­mis. Dans la ver­sion révi­sée, il est dit que les deux ont eu des rap­ports sexuels à plu­sieurs reprises – consen­suels et avec un pré­ser­va­tif. Mais le matin, selon la décla­ra­tion révi­sée, la femme s’est réveillée parce qu’il a essayé de la péné­trer sans pré­ser­va­tif. Elle demande : ’Est-ce que tu portes un pré­ser­va­tif ?’ Il répond : ’Non.’ Puis elle dit : ’Tu as inté­rêt à ne pas avoir le SIDA’ et lui per­met de conti­nuer. La décla­ra­tion a été édi­tée sans la par­ti­ci­pa­tion de la femme en ques­tion et n’a pas été signée par elle. Il s’agit d’une preuve mani­pu­lée à par­tir de laquelle les auto­ri­tés sué­doises ont ensuite fabri­qué une his­toire de viol.

Pour­quoi les auto­ri­tés sué­doises feraient-elles une telle chose ?

Le moment est déci­sif : fin juillet, Wiki­leaks – en coopé­ra­tion avec le ’New York Times’, le ’Guar­dian’ et ’Der Spie­gel’ – a publié le ’Jour­nal de guerre afghan’. C’était l’une des plus grandes fuites de l’histoire de l’armée amé­ri­caine. Les États-Unis ont immé­dia­te­ment exi­gé que leurs alliés inondent Assange d’affaires cri­mi­nelles. Nous ne connais­sons pas toute la cor­res­pon­dance, mais Strat­for, une socié­té de conseil en sécu­ri­té qui tra­vaille pour le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, a conseillé aux res­pon­sables amé­ri­cains d’inonder Assange de toutes sortes d’affaires cri­mi­nelles pen­dant les 25 années sui­vantes.

2. Assange prend contact avec la justice suédoise à plusieurs reprises pour faire une déclaration – mais il est ignoré

Pour­quoi Assange ne s’est-il pas ren­du à la police à l’époque ?

Il l’a fait. Je l’ai déjà mentionné.

Pou­­vez-vous préciser ?

Assange a appris les allé­ga­tions de viol par la presse. Il a pris contact avec la police pour pou­voir faire une décla­ra­tion. Bien que le scan­dale ait atteint le public, il n’a été auto­ri­sé à le faire que neuf jours plus tard, après que l’accusation de viol de S. W. n’ait plus été rete­nue. Mais la pro­cé­dure rela­tive au har­cè­le­ment sexuel de A. A. était en cours. Le 30 août 2010, Assange s’est pré­sen­té au poste de police pour faire une décla­ra­tion. Il a été inter­ro­gé par la même poli­cière qui avait depuis ordon­né que la décla­ra­tion soit révi­sée par S. W. Au début de la conver­sa­tion, Assange a dit qu’il était prêt à faire une décla­ra­tion, mais a ajou­té qu’il ne vou­lait pas lire à nou­veau sa décla­ra­tion dans la presse. C’est son droit, et il a reçu l’assurance que ce serait le cas. Mais le soir même, tout était à nou­veau dans les jour­naux. Cela ne pou­vait venir que des auto­ri­tés car per­sonne d’autre n’était pré­sent lors de son inter­ro­ga­toire. L’intention était très clai­re­ment de salir son nom.

D’où venait l’histoire selon laquelle Assange cher­chait à fuir la jus­tice suédoise ?

Cette ver­sion a été fabri­quée, mais elle n’est pas conforme aux faits. S’il avait essayé de se cacher, il ne se serait pas pré­sen­té au poste de police de son plein gré. Sur la base de la décla­ra­tion révi­sée de S.W., un appel a été dépo­sé contre la ten­ta­tive du pro­cu­reur de sus­pendre l’enquête, et le 2 sep­tembre 2010, la pro­cé­dure de viol a été reprise. Un repré­sen­tant légal du nom de Claes Borg­ström a été nom­mé aux frais de l’État pour les deux femmes. L’homme était un asso­cié du cabi­net d’avocats de l’ancien ministre de la Jus­tice, Tho­mas Bod­ström, sous la super­vi­sion duquel le per­son­nel de sécu­ri­té sué­dois avait arrê­té deux hommes que les États-Unis avaient trou­vés sus­pects au centre de Stock­holm. Les hommes ont été arrê­tés sans aucune forme de pro­cé­dure judi­ciaire, puis remis à la CIA, qui a pro­cé­dé à leur tor­ture. Cela montre plus clai­re­ment la toile de fond trans­at­lan­tique de cette affaire. Après la reprise de l’enquête sur le viol, Assange a indi­qué à plu­sieurs reprises, par l’intermédiaire de son avo­cat, qu’il sou­hai­tait répondre aux accu­sa­tions. La pro­cu­reure res­pon­sable n’a ces­sé de retar­der. Un jour, cela ne cor­res­pon­dait pas à l’emploi du temps de la pro­cu­reure, et l’autre jour, le fonc­tion­naire de police res­pon­sable était malade. Trois semaines plus tard, son avo­cat a fina­le­ment écrit qu’Assange devait vrai­ment se rendre à Ber­lin pour une confé­rence et lui a deman­dé s’il était auto­ri­sé à quit­ter le pays. Le minis­tère public lui a don­né l’autorisation écrite de quit­ter la Suède pour de courtes périodes.

Et ensuite ?

La ques­tion est la sui­vante : Le jour où Julian Assange a quit­té la Suède, à un moment où il n’était pas clair s’il par­tait pour une courte ou une longue période, un man­dat d’arrêt a été émis contre lui. Il a pris l’avion avec Scan­di­na­vian Air­lines de Stock­holm à Ber­lin. Pen­dant le vol, ses ordi­na­teurs por­tables ont dis­pa­ru de ses bagages enre­gis­trés. À son arri­vée à Ber­lin, Luf­than­sa a deman­dé une enquête à SAS, mais la com­pa­gnie aérienne a appa­rem­ment refu­sé de four­nir la moindre information.

Pour­quoi ?

C’est exac­te­ment le pro­blème. Dans ce cas, il se passe constam­ment des choses qui ne devraient pas être pos­sibles, à moins de les voir sous un autre angle. Assange, en tout cas, a pour­sui­vi sa route vers Londres, mais n’a pas cher­ché à fuir la jus­tice. Par l’intermédiaire de son avo­cat sué­dois, il a pro­po­sé aux pro­cu­reurs plu­sieurs dates pos­sibles d’interrogatoire en Suède – cette cor­res­pon­dance existe. Ensuite, il se pro­duit ceci : Assange a eu vent du fait qu’une affaire pénale secrète avait été ouverte contre lui aux États-Unis. À l’époque, cela n’a pas été confir­mé par les États-Unis, mais aujourd’hui, nous savons que c’est vrai. À par­tir de ce moment, l’avocat d’Assange a com­men­cé à dire que son client était prêt à témoi­gner en Suède, mais il a exi­gé l’assurance diplo­ma­tique que la Suède ne l’extraderait pas vers les États-Unis.

Était-ce même un scé­na­rio réaliste ?

Abso­lu­ment. Quelques années aupa­ra­vant, comme je l’ai déjà men­tion­né, le per­son­nel de sécu­ri­té sué­dois avait remis à la CIA deux deman­deurs d’asile, tous deux enre­gis­trés en Suède, sans aucune pro­cé­dure judi­ciaire. Les abus avaient déjà com­men­cé à l’aéroport de Stock­holm, où ils ont été mal­trai­tés, dro­gués et emme­nés par avion en Égypte, où ils ont été tor­tu­rés. Nous ne savons pas s’il s’agissait des seuls cas de ce genre. Mais nous sommes au cou­rant de ces cas parce que les hommes ont sur­vé­cu. Tous deux ont ensuite dépo­sé des plaintes auprès des agences de défense des droits de l’homme des Nations unies et ont eu gain de cause. La Suède a été obli­gée de ver­ser à cha­cun d’eux un demi-mil­­lion de dol­lars de dom­mages et intérêts.

La Suède a‑t‑elle accep­té les demandes pré­sen­tées par Assange ?

Les avo­cats affirment que pen­dant les sept années où Assange a vécu à l’ambassade équa­to­rienne, ils ont fait plus de 30 offres pour qu’Assange se rende en Suède – en échange d’une garan­tie qu’il ne serait pas extra­dé vers les États-Unis. Les Sué­dois ont refu­sé de four­nir une telle garan­tie en fai­sant valoir que les États-Unis n’avaient pas fait de demande offi­cielle d’extradition.

Que pen­­sez-vous de la demande for­mu­lée par les avo­cats d’Assange ?

Ces assu­rances diplo­ma­tiques sont une pra­tique inter­na­tio­nale cou­rante. Les per­sonnes demandent des assu­rances qu’elles ne seront pas extra­dées vers des endroits où il existe un risque de graves vio­la­tions des droits de l’homme, que le pays en ques­tion ait ou non dépo­sé une demande d’extradition. Il s’agit d’une pro­cé­dure poli­tique, et non juri­dique. Voi­ci un exemple : Sup­po­sons que la France demande à la Suisse d’extrader un homme d’affaires kazakh qui vit en Suisse mais qui est recher­ché à la fois par la France et le Kaza­khs­tan pour des allé­ga­tions de fraude fis­cale. La Suisse ne voit aucun dan­ger de tor­ture en France, mais pense qu’un tel dan­ger existe au Kaza­khs­tan. C’est ce que la Suisse dit à la France : Nous allons vous extra­der l’homme, mais nous vou­lons l’assurance diplo­ma­tique qu’il ne sera pas extra­dé vers le Kaza­khs­tan. La réponse de la France est néga­tive : ’Le Kaza­khs­tan n’a même pas dépo­sé de demande !’ Ils nous don­ne­raient plu­tôt une telle assu­rance, bien enten­du. Les argu­ments de la Suède étaient, au mieux, ténus. Cela en fait par­tie. L’autre, et je le dis sur la base de toute mon expé­rience dans les cou­lisses de la pra­tique inter­na­tio­nale stan­dard : Si un pays refuse de four­nir une telle assu­rance diplo­ma­tique, alors tous les doutes sur les bonnes inten­tions du pays en ques­tion sont jus­ti­fiés. Pour­quoi la Suède ne devrait-elle pas four­nir de telles assu­rances ? D’un point de vue juri­dique, après tout, les États-Unis n’ont abso­lu­ment rien à voir avec les pro­cé­dures sué­doises en matière de délits sexuels.

Pour­quoi la Suède n’a‑t‑elle pas vou­lu offrir une telle assurance ?

Il suf­fit de voir com­ment l’affaire a été gérée : Pour la Suède, il n’a jamais été ques­tion des inté­rêts des deux femmes. Même après sa demande d’assurance qu’il ne serait pas extra­dé, Assange vou­lait tou­jours témoi­gner. Il a dit : Si vous ne pou­vez pas garan­tir que je ne serai pas extra­dé, alors je suis prêt à être inter­ro­gé à Londres ou par liai­son vidéo.

Mais est-il nor­mal, ou même léga­le­ment accep­table, que les auto­ri­tés sué­doises se rendent dans un autre pays pour un tel interrogatoire ?

C’est une indi­ca­tion sup­plé­men­taire que la Suède n’a jamais été inté­res­sée par la décou­verte de la véri­té. Pour ce type de ques­tions judi­ciaires, il existe un trai­té de coopé­ra­tion entre le Royaume-Uni et la Suède, qui pré­voit que les fonc­tion­naires sué­dois peuvent se rendre au Royaume-Uni, ou vice ver­sa, pour mener des inter­ro­ga­toires ou que ces inter­ro­ga­toires peuvent avoir lieu par liai­son vidéo. Pen­dant la période en ques­tion, de tels inter­ro­ga­toires entre la Suède et l’Angleterre ont eu lieu dans 44 autres affaires. Ce n’est que dans le cas de Julian Assange que la Suède a insis­té sur le fait qu’il était essen­tiel qu’il com­pa­raisse en personne.

3. Lorsque la plus haute juridiction suédoise a finalement obligé les procureurs de Stockholm à porter des accusations ou à suspendre l’affaire, les autorités britanniques ont exigé : « Ne vous dégonflez pas ! »

Pour­quoi ?

Il n’y a qu’une seule expli­ca­tion pour tout – pour le refus d’accorder des assu­rances diplo­ma­tiques, pour le refus de l’interroger à Londres : Ils vou­laient l’appréhender pour pou­voir l’extrader vers les États-Unis. Le nombre d’infractions à la loi qui se sont accu­mu­lées en Suède en quelques semaines seule­ment pen­dant l’enquête cri­mi­nelle pré­li­mi­naire est tout sim­ple­ment gro­tesque. L’État a affec­té un conseiller juri­dique aux femmes qui leur a dit que l’interprétation pénale de ce qu’elles avaient vécu dépen­dait de l’État, et non plus d’elles. Lorsque leur conseiller juri­dique a été inter­ro­gé sur les contra­dic­tions entre le témoi­gnage des femmes et le récit auquel se conforment les fonc­tion­naires, le conseiller juri­dique a décla­ré, en réfé­rence aux femmes ’ah, mais elles ne sont pas avo­cates’. Mais les pro­cu­reurs publics ont refu­sé pen­dant cinq ans d’interroger Assange sur la ques­tion du pré­ser­va­tif pré­ten­du­ment déchi­ré inten­tion­nel­le­ment – au point que le délai de pres­crip­tion a expi­ré. Dans la deuxième affaire – l’affaire de viol fabri­quée par les auto­ri­tés, à laquelle s’applique un délai de pres­crip­tion de dix ans – les avo­cats d’Assange ont deman­dé à la plus haute juri­dic­tion sué­doise de for­cer les pro­cu­reurs publics à por­ter plainte ou à sus­pendre l’affaire. Lorsque les Sué­dois ont dit au Royaume-Uni qu’ils pour­raient être contraints d’abandonner l’affaire, les Bri­tan­niques ont répon­du, inquiets : ’Sur­tout ne vous dégon­flez pas !!’

Vous êtes sérieux ?

Oui, les Bri­tan­niques, ou plus pré­ci­sé­ment le Crown Pro­se­cu­tion Ser­vice, vou­laient empê­cher la Suède d’abandonner l’affaire à tout prix. Mais en réa­li­té, les Anglais auraient dû être heu­reux de ne plus avoir à dépen­ser des mil­lions de dol­lars de l’argent des contri­buables pour main­te­nir l’ambassade équa­to­rienne sous sur­veillance constante afin d’empêcher la fuite d’Assange.

Pour­quoi les Bri­tan­niques étaient-ils si dési­reux d’empêcher les Sué­dois de clore l’affaire ?

Il faut ces­ser de croire qu’il y avait vrai­ment un inté­rêt à mener une enquête sur un délit sexuel. Ce que Wiki­leaks a fait est une menace pour l’élite poli­tique aux États-Unis, en Grande-Bre­­tagne, en France et en Rus­sie dans une même mesure. Wiki­leaks publie des infor­ma­tions d’État secrètes – ils sont oppo­sés à la clas­si­fi­ca­tion. Et dans un monde, même dans les démo­cra­ties dites matures, où le secret est deve­nu omni­pré­sent, cela est consi­dé­ré comme une menace fon­da­men­tale. Assange a clai­re­ment indi­qué que les pays ne sont plus aujourd’hui inté­res­sés par la confi­den­tia­li­té légi­time, mais par la sup­pres­sion d’informations impor­tantes sur la cor­rup­tion et les crimes. Pre­nez l’archétype de l’affaire Wiki­leaks à par­tir des fuites four­nies par Chel­sea Man­ning : La vidéo dite ’Col­la­te­ral Mur­der’. (Note de l’éditeur : Le 5 avril 2010, Wiki­leaks a publié une vidéo clas­si­fiée de l’armée amé­ri­caine qui mon­trait le meurtre de plu­sieurs per­sonnes à Bag­dad par des sol­dats amé­ri­cains, dont deux employés de l’agence de presse Reu­ters). En tant que conseiller juri­dique de longue date du Comi­té inter­na­tio­nal de la Croix-Rouge et délé­gué dans les zones de guerre, je peux vous le dire : La vidéo docu­mente sans aucun doute un crime de guerre. Un équi­page d’hélicoptère a sim­ple­ment fau­ché un groupe de per­sonnes. Il se pour­rait même qu’une ou deux de ces per­sonnes portent une arme, mais les bles­sés ont été ciblés inten­tion­nel­le­ment. C’est un crime de guerre. ’Il est bles­sé’, vous pou­vez entendre un Amé­ri­cain dire. ’Je tire.’ Et puis ils rient. Puis une camion­nette arrive pour sau­ver les bles­sés. Le chauf­feur a deux enfants avec lui. On entend les sol­dats dire : C’est de leur faute s’ils emmènent leurs enfants sur un champ de bataille. Et puis ils ouvrent le feu. Le père et les bles­sés sont immé­dia­te­ment tués, bien que les enfants sur­vivent avec de graves bles­sures. Grâce à la publi­ca­tion de la vidéo, nous sommes deve­nus les témoins directs d’un mas­sacre cri­mi­nel et inadmissible.

Que doit faire une démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle dans une telle situation ?

Une démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle enquê­te­rait pro­ba­ble­ment sur Chel­sea Man­ning pour vio­la­tion du secret offi­ciel parce qu’elle a trans­mis la vidéo à Assange. Mais elle ne s’en pren­drait cer­tai­ne­ment pas à Assange, car il a publié la vidéo dans l’intérêt public, confor­mé­ment aux pra­tiques du jour­na­lisme d’investigation clas­sique. Mais plus que tout, une démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle enquê­te­rait et puni­rait les cri­mi­nels de guerre. Ces sol­dats doivent être der­rière les bar­reaux. Mais aucune enquête cri­mi­nelle n’a été lan­cée. Au lieu de cela, l’homme qui a infor­mé le public est enfer­mé dans une déten­tion pré-extra­­­di­­tion à Londres et risque une peine pos­sible aux Etats-Unis allant jusqu’à 175 ans de pri­son. C’est une peine com­plè­te­ment absurde. En com­pa­rai­son : Les prin­ci­paux cri­mi­nels de guerre du tri­bu­nal you­go­slave ont été condam­nés à 45 ans de pri­son. Cent soixante-quinze ans de pri­son dans des condi­tions qui ont été jugées inhu­maines par le rap­por­teur spé­cial des Nations unies et par Amnes­ty Inter­na­tio­nal. Mais ce qui est vrai­ment hor­ri­fiant dans cette affaire, c’est l’anarchie qui s’est déve­lop­pée : Les puis­sants peuvent tuer sans crainte d’être punis et le jour­na­lisme se trans­forme en espion­nage. Dire la véri­té devient un crime.

Qu’est-ce qui attend Assange une fois qu’il aura été extradé ?

Il ne béné­fi­cie­ra pas d’un pro­cès conforme à l’État de droit. C’est une autre rai­son pour laquelle son extra­di­tion ne devrait pas être auto­ri­sée. Assange sera jugé par un jury à Alexan­dria, en Vir­gi­nie – la fameuse ’Espio­nage Court’ où les États-Unis jugent toutes les affaires de sécu­ri­té natio­nale. Le choix du lieu n’est pas une coïn­ci­dence, car les membres du jury doivent être choi­sis en pro­por­tion de la popu­la­tion locale, et 85 % des habi­tants d’Alexandrie tra­vaillent dans le domaine de la sécu­ri­té natio­nale – à la CIA, à la NSA, au minis­tère de la défense et au dépar­te­ment d’État. Lorsque des per­sonnes sont jugées pour atteinte à la sécu­ri­té natio­nale devant un tel jury, le ver­dict est clair dès le départ. Les affaires sont tou­jours jugées devant le même juge à huis clos et sur la base de preuves clas­si­fiées. Per­sonne n’a jamais été acquit­té dans une telle affaire. Le résul­tat est que la plu­part des accu­sés par­viennent à un accord, dans lequel ils admettent une culpa­bi­li­té par­tielle afin de rece­voir une peine plus légère.

Vous dites que Julian Assange ne béné­fi­cie­ra pas d’un pro­cès équi­table aux États-Unis ?

Sans aucun doute. Tant que les employés du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain obéissent aux ordres de leurs supé­rieurs, ils peuvent par­ti­ci­per à des guerres d’agression, à des crimes de guerre et à des actes de tor­ture en sachant par­fai­te­ment qu’ils n’auront jamais à répondre de leurs actes. Qu’est-il adve­nu des leçons tirées des pro­cès de Nurem­berg ? J’ai tra­vaillé assez long­temps dans des zones de conflit pour savoir que les erreurs se pro­duisent en temps de guerre. Ce ne sont pas tou­jours des actes cri­mi­nels sans scru­pules. C’est en grande par­tie le résul­tat du stress, de l’épuisement et de la panique. C’est pour­quoi je peux abso­lu­ment com­prendre quand un gou­ver­ne­ment dit : Nous allons faire écla­ter la véri­té et, en tant qu’État, nous assu­mons l’entière res­pon­sa­bi­li­té des dom­mages cau­sés, mais si le blâme ne peut être direc­te­ment attri­bué à des indi­vi­dus, nous n’imposerons pas de puni­tions dra­co­niennes. Mais il est extrê­me­ment dan­ge­reux que la véri­té soit étouf­fée et que les cri­mi­nels ne soient pas tra­duits en jus­tice. Dans les années 1930, l’Allemagne et le Japon ont quit­té la Socié­té des Nations. Quinze ans plus tard, le monde était en ruines. Aujourd’hui, les États-Unis se sont reti­rés du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, et ni le mas­sacre des ’meurtres col­la­té­raux’, ni la tor­ture pra­ti­quée par la CIA après le 11 sep­tembre, ni la guerre d’agression contre l’Irak n’ont don­né lieu à des enquêtes cri­mi­nelles. Aujourd’hui, le Royaume-Uni suit cet exemple. Le Comi­té de sécu­ri­té et de ren­sei­gne­ment du par­le­ment bri­tan­nique a publié deux rap­ports détaillés en 2018, mon­trant que la Grande-Bre­­tagne était beau­coup plus impli­quée dans le pro­gramme secret de tor­ture de la CIA qu’on ne le pen­sait aupa­ra­vant. Le comi­té a recom­man­dé une enquête offi­cielle. La pre­mière chose que Boris John­son a faite après être deve­nu Pre­mier ministre a été d’annuler cette enquête.

4. Au Royaume-Uni, les violations des conditions de mise en liberté sous caution ne sont généralement sanctionnées que par des amendes ou, tout au plus, par quelques jours de prison. Mais Assange a reçu 50 semaines dans une prison de haute sécurité sans avoir la possibilité de préparer sa propre défense

En avril, Julian Assange a été traî­né hors de l’ambassade équa­to­rienne par la police bri­tan­nique. Que pen­­sez-vous de ces événements ?

En 2017, un nou­veau gou­ver­ne­ment a été élu en Équa­teur. En réponse, les États-Unis ont écrit une lettre indi­quant qu’ils étaient dési­reux de coopé­rer avec l’Équateur. Il y avait bien sûr beau­coup d’argent en jeu, mais il y avait un obs­tacle : Julian Assange. Le mes­sage était que les États-Unis étaient prêts à coopé­rer si l’Équateur remet­tait Assange aux États-Unis. Ils lui ont ren­du la vie dif­fi­cile. Mais il est res­té. L’Équateur a alors annu­lé son amnis­tie et a don­né le feu vert à la Grande-Bre­­tagne pour l’arrêter. Comme le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent lui avait accor­dé la citoyen­ne­té équa­to­rienne, le pas­se­port d’Assange a éga­le­ment dû être révo­qué, car la consti­tu­tion équa­to­rienne inter­dit l’extradition de ses propres citoyens. Tout cela s’est pas­sé du jour au len­de­main et sans aucune pro­cé­dure judi­ciaire. Assange n’a pas eu la pos­si­bi­li­té de faire une décla­ra­tion ni d’avoir recours à un recours juri­dique. Il a été arrê­té par les Bri­tan­niques et conduit le jour même devant un juge bri­tan­nique, qui l’a condam­né pour vio­la­tion de sa liber­té sous caution.

Que pen­­sez-vous de ce ver­dict accéléré ?

Assange n’a eu que 15 minutes pour se pré­pa­rer avec son avo­cat. Le pro­cès lui-même n’a éga­le­ment duré que 15 minutes. L’avocat d’Assange a posé un épais dos­sier sur la table et a fait une objec­tion for­melle à l’un des juges pour conflit d’intérêt parce que son mari avait été expo­sé par Wiki­leaks dans 35 cas. Mais le juge prin­ci­pal a balayé ces pré­oc­cu­pa­tions sans les exa­mi­ner plus avant. Il a décla­ré qu’accuser son col­lègue de conflit d’intérêts était un affront. Assange lui-même n’a pro­non­cé qu’une seule phrase pen­dant toute la pro­cé­dure : ’Je plaide non cou­pable.’ Le juge s’est tour­né vers lui et a dit : ’Vous êtes un nar­cis­sique qui ne peut pas aller au-delà de son propre inté­rêt. Je vous condamne pour vio­la­tion de la liber­té sous caution.’

Si je vous com­prends bien : Julian Assange n’a jamais eu sa chance depuis le début ?

C’est le but. Je ne dis pas que Julian Assange est un ange ou un héros. Mais il n’a pas à l’être. Nous par­lons des droits de l’homme et non des droits des héros ou des anges. Assange est une per­sonne, et il a le droit de se défendre et d’être trai­té avec huma­ni­té. Peu importe de quoi il est accu­sé, Assange a droit à un pro­cès équi­table. Mais ce droit lui a été déli­bé­ré­ment refu­sé – en Suède, aux États-Unis, en Grande-Bre­­tagne et en Équa­teur. Au lieu de cela, il a été lais­sé à pour­rir pen­dant près de sept ans dans les limbes d’une pièce. Puis, il a été sou­dai­ne­ment été traî­né dehors et condam­né en quelques heures et sans aucune pré­pa­ra­tion pour une vio­la­tion de la liber­té sous cau­tion qui consis­tait à lui avoir accor­dé l’asile diplo­ma­tique d’un autre État membre des Nations unies sur la base de per­sé­cu­tions poli­tiques, comme le veut le droit inter­na­tio­nal et comme l’ont fait d’innombrables dis­si­dents chi­nois, russes et autres dans les ambas­sades occi­den­tales. Il est évident que ce à quoi nous avons affaire ici, c’est la per­sé­cu­tion poli­tique. En Grande-Bre­­tagne, les vio­la­tions de la liber­té sous cau­tion entraînent rare­ment des peines de pri­son – elles ne sont géné­ra­le­ment pas­sibles que d’amendes. En revanche, Assange a été condam­né dans le cadre d’une pro­cé­dure som­maire à 50 semaines dans une pri­son de haute sécu­ri­té – une peine clai­re­ment dis­pro­por­tion­née qui n’avait qu’un seul but : déte­nir Assange suf­fi­sam­ment long­temps pour que les États-Unis puissent pré­pa­rer leur dos­sier d’espionnage contre lui.

En tant que rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture, qu’avez-vous à dire sur ses condi­tions d’emprisonnement actuelles ?

La Grande-Bre­­tagne a refu­sé à Julian Assange tout contact avec ses avo­cats aux États-Unis, où il fait l’objet de pro­cé­dures secrètes. Son avo­cate bri­tan­nique s’est éga­le­ment plainte de n’avoir même pas eu suf­fi­sam­ment accès à son client pour exa­mi­ner avec lui les docu­ments et les preuves du tri­bu­nal. Jusqu’en octobre, il n’était pas auto­ri­sé à avoir un seul docu­ment de son dos­sier avec lui dans sa cel­lule. Il s’est vu refu­ser son droit fon­da­men­tal de pré­pa­rer sa propre défense, tel que garan­ti par la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme. A cela s’ajoutent la mise à l’isolement presque totale et la peine tota­le­ment dis­pro­por­tion­née pour vio­la­tion de la liber­té sous cau­tion. Dès qu’il sor­tait de sa cel­lule, les cou­loirs étaient vidés pour l’empêcher d’avoir des contacts avec les autres détenus.

Et tout cela à cause d’une simple vio­la­tion de la liber­té sous cau­tion ? À quel moment l’emprisonnement devient-il une torture ?

Julian Assange a été inten­tion­nel­le­ment tor­tu­ré psy­cho­lo­gi­que­ment par la Suède, la Grande-Bre­­tagne, l’Équateur et les États-Unis, d’abord par le trai­te­ment hau­te­ment arbi­traire des pro­cé­dures enga­gées contre lui. La façon dont la Suède a pour­sui­vi l’affaire, avec l’aide active de la Grande-Bre­­tagne, visait à le mettre sous pres­sion et à le pié­ger dans l’ambassade. La Suède ne s’est jamais sou­ciée de trou­ver la véri­té et d’aider ces femmes, mais de pous­ser Assange dans un coin. Il s’agit d’un abus des pro­cé­dures judi­ciaires visant à pous­ser une per­sonne dans une posi­tion où elle est inca­pable de se défendre. À cela s’ajoutent les mesures de sur­veillance, les insultes, les indi­gni­tés et les attaques de la part de poli­ti­ciens de ces pays, jusqu’aux menaces de mort. Cet abus constant du pou­voir de l’État a déclen­ché un stress et une anxié­té impor­tants à Assange et a entraî­né des dom­mages cog­ni­tifs et neu­ro­lo­giques mesu­rables. J’ai ren­du visite à Assange dans sa cel­lule à Londres en mai 2019, en com­pa­gnie de deux méde­cins expé­ri­men­tés et très res­pec­tés, spé­cia­li­sés dans l’examen médi­­co-légal et psy­cho­lo­gique des vic­times de la tor­ture. Le diag­nos­tic posé par les deux méde­cins était clair : Julian Assange pré­sente les symp­tômes typiques de la tor­ture psy­cho­lo­gique. S’il ne reçoit pas rapi­de­ment une pro­tec­tion, sa san­té risque de se dété­rio­rer rapi­de­ment et la mort pour­rait en être l’une des conséquences.

Six mois après qu’Assange ait été pla­cé en déten­tion pré-extra­­­di­­tion en Grande-Bre­­tagne, la Suède a tran­quille­ment aban­don­né les pour­suites contre lui en novembre 2019, après neuf longues années. Pourquoi ?

L’État sué­dois a pas­sé près d’une décen­nie à pré­sen­ter inten­tion­nel­le­ment Julian Assange au public comme un délin­quant sexuel. Puis, ils ont sou­dai­ne­ment aban­don­né l’affaire contre lui sur la base du même argu­ment que celui uti­li­sé par la pre­mière pro­cu­reure de Stock­holm en 2010, lorsqu’elle a ini­tia­le­ment sus­pen­du l’enquête après seule­ment cinq jours : La décla­ra­tion de la femme était cré­dible, mais il n’y avait aucune preuve qu’un crime avait été com­mis. Il s’agit d’un scan­dale incroyable. Mais le moment choi­si n’était pas un acci­dent. Le 11 novembre, un docu­ment offi­ciel que j’avais envoyé au gou­ver­ne­ment sué­dois deux mois aupa­ra­vant a été ren­du public. Dans ce docu­ment, j’ai deman­dé au gou­ver­ne­ment sué­dois de four­nir des expli­ca­tions sur une cin­quan­taine de points concer­nant les impli­ca­tions en matière de droits de l’homme de la manière dont l’affaire était trai­tée. Com­ment est-il pos­sible que la presse ait été immé­dia­te­ment infor­mée mal­gré l’interdiction de le faire ? Com­ment est-il pos­sible qu’un soup­çon ait été ren­du public alors que l’interrogatoire n’avait pas encore eu lieu ? Com­ment est-il pos­sible que vous disiez qu’un viol a été com­mis alors que la femme impli­quée conteste cette ver­sion des faits ? Le jour où le docu­ment a été ren­du public, j’ai reçu une réponse déri­soire de la Suède : Le gou­ver­ne­ment n’a pas d’autre com­men­taire à faire sur cette affaire.

Que signi­fie cette réponse ?

Il s’agit d’un aveu de culpabilité.

Com­ment cela ?

En tant que rap­por­teur spé­cial des Nations unies, j’ai été char­gé par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale des nations d’examiner les plaintes dépo­sées par les vic­times de la tor­ture et, si néces­saire, de deman­der des expli­ca­tions ou des enquêtes aux gou­ver­ne­ments. C’est le tra­vail quo­ti­dien que je fais avec tous les États membres des Nations unies. D’après mon expé­rience, je peux dire que les pays qui agissent de bonne foi sont presque tou­jours inté­res­sés à me four­nir les réponses dont j’ai besoin pour mettre en évi­dence la léga­li­té de leur com­por­te­ment. Lorsqu’un pays comme la Suède refuse de répondre aux ques­tions posées par le rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture, cela montre que le gou­ver­ne­ment est conscient de l’illégalité de son com­por­te­ment et qu’il ne veut pas en assu­mer la res­pon­sa­bi­li­té. Ils ont arrê­té et aban­don­né l’affaire une semaine plus tard parce qu’ils savaient que je ne recu­le­rais pas. Lorsque des pays comme la Suède se laissent mani­pu­ler de la sorte, nos démo­cra­ties et nos droits de l’homme sont alors confron­tés à une menace fondamentale.

Vous pen­sez que la Suède était plei­ne­ment consciente de ce qu’elle faisait ?

Oui. De mon point de vue, la Suède a très clai­re­ment agi de mau­vaise foi. Si elle avait agi de bonne foi, il n’y aurait eu aucune rai­son de refu­ser de répondre à mes ques­tions. Il en va de même pour les Bri­tan­niques : Après ma visite à Assange en mai 2019, ils ont mis six mois pour me répondre – dans une lettre d’une seule page, qui se limi­tait essen­tiel­le­ment à reje­ter toutes les accu­sa­tions de tor­ture et toutes les inco­hé­rences de la pro­cé­dure judi­ciaire. Si vous jouez à ce genre de jeu, quel est l’intérêt de mon man­dat ? Je suis le rap­por­teur spé­cial sur la tor­ture pour les Nations unies. J’ai pour man­dat de poser des ques­tions claires et d’exiger des réponses. Quelle est la base juri­dique per­met­tant de refu­ser à une per­sonne son droit fon­da­men­tal à se défendre ? Pour­quoi un homme qui n’est ni dan­ge­reux ni violent est-il main­te­nu en iso­le­ment pen­dant plu­sieurs mois alors que les normes des Nations unies inter­disent léga­le­ment l’isolement pen­dant des périodes dépas­sant 15 jours ? Aucun de ces États membres des Nations unies n’a ouvert d’enquête, ni répon­du à mes ques­tions, ni même mani­fes­té un inté­rêt pour le dialogue.

5. Une peine de prison de 175 ans pour le journalisme d’investigation : Le précédent que pourrait créer l’affaire USA contre Julian Assange

Que signi­fie le refus des États membres de l’ONU de four­nir des infor­ma­tions à leur propre rap­por­teur spé­cial sur la torture ?

Qu’il s’agit d’une affaire arran­gée d’avance. Un simu­lacre de pro­cès doit être uti­li­sé pour faire un exemple de Julian Assange. Le but est d’intimider d’autres jour­na­listes. L’intimidation, d’ailleurs, est l’un des prin­ci­paux objec­tifs de l’utilisation de la tor­ture dans le monde. Le mes­sage que nous devons tous rece­voir est le sui­vant : Voi­ci ce qui vous arri­ve­ra si vous imi­tez le modèle de Wiki­leaks. C’est un modèle qui est dan­ge­reux parce qu’il est si simple : Les per­sonnes qui obtiennent des infor­ma­tions sen­sibles de leur gou­ver­ne­ment ou de leur entre­prise les trans­fèrent à Wiki­leaks, mais le dénon­cia­teur reste ano­nyme. La réac­tion montre à quel point la menace est per­çue comme impor­tante : Quatre pays démo­cra­tiques ont uni leurs forces – les États-Unis, l’Équateur, la Suède et le Royaume-Uni – afin d’utiliser leur pou­voir pour dépeindre un homme comme un monstre afin qu’il puisse ensuite être brû­lé sur le bûcher sans aucun tol­lé. Cette affaire est un énorme scan­dale et repré­sente l’échec de l’État de droit occi­den­tal. Si Julian Assange est recon­nu cou­pable, ce sera une condam­na­tion à mort pour la liber­té de la presse.

Que signi­fie­rait ce pré­cé­dent éven­tuel pour l’avenir du journalisme ?

Sur le plan pra­tique, cela signi­fie que vous, en tant que jour­na­liste, devez main­te­nant vous défendre. Car si le jour­na­lisme d’investigation est clas­sé comme de l’espionnage et peut être incri­mi­né dans le monde entier, alors la cen­sure et la tyran­nie s’ensuivront. Un sys­tème meur­trier est en train de se créer sous nos yeux. Les crimes de guerre et la tor­ture ne sont pas pour­sui­vis. Des vidéos sur You­Tube cir­culent dans les­quelles des sol­dats amé­ri­cains se vantent d’avoir pous­sé des femmes ira­kiennes au sui­cide par des viols sys­té­ma­tiques. Per­sonne n’enquête sur ce sujet. Dans le même temps, une per­sonne qui expose de telles choses est mena­cée de 175 ans de pri­son. Pen­dant toute une décen­nie, il a été inon­dé d’accusations qui ne peuvent être prou­vées et qui le brisent. Et per­sonne n’est tenu de rendre des comptes. Per­sonne n’assume de res­pon­sa­bi­li­té. Cela marque une éro­sion du contrat social. Nous don­nons des pou­voirs aux pays et nous les délé­guons aux gou­ver­ne­ments – mais en retour, ils doivent être tenus res­pon­sables de la manière dont ils exercent ces pou­voirs. Si nous n’exigeons pas qu’ils soient tenus res­pon­sables, nous per­drons tôt ou tard nos droits. Les êtres humains ne sont pas démo­cra­tiques par nature. Le pou­voir se cor­rompt s’il n’est pas contrô­lé. Si nous n’insistons pas pour que le pou­voir soit sur­veillé, le résul­tat est la corruption.

Vous dites que le ciblage d’Assange menace le cœur même de la liber­té de la presse.

Nous ver­rons où nous en serons dans 20 ans si Assange est condam­né – ce que vous pour­rez encore écrire alors en tant que jour­na­liste. Je suis convain­cu que nous cou­rons un grave dan­ger de perdre la liber­té de la presse. C’est déjà le cas : Sou­dain, le siège d’ABC News en Aus­tra­lie a été per­qui­si­tion­né en rap­port avec le ’Jour­nal de guerre afghan’. La rai­son ? Une fois de plus, la presse a mis au jour des fautes com­mises par des repré­sen­tants de l’État. Pour que la répar­ti­tion des pou­voirs fonc­tionne, l’État doit être contrô­lé par la presse en tant que qua­trième pou­voir. Wiki­Leaks est la consé­quence logique d’un pro­ces­sus conti­nu d’élargissement du secret : Si la véri­té ne peut plus être exa­mi­née parce que tout est gar­dé secret, si les rap­ports d’enquête sur la poli­tique de tor­ture du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain sont gar­dés secrets et si même de grandes par­ties du résu­mé publié sont cen­su­rées, il en résulte inévi­ta­ble­ment des fuites à un moment don­né. Wiki­Leaks est la consé­quence d’un secret omni­pré­sent et reflète le manque de trans­pa­rence de notre sys­tème poli­tique moderne. Il y a, bien sûr, des domaines où le secret peut être vital. Mais si nous ne savons plus ce que font nos gou­ver­ne­ments et les cri­tères qu’ils suivent, si les crimes ne font plus l’objet d’enquêtes, alors cela repré­sente un grave dan­ger pour l’intégrité de la société.

Quelles en sont les conséquences ?

En tant que rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la tor­ture et, avant cela, en tant que délé­gué de la Croix-Rouge, j’ai été témoin de nom­breuses hor­reurs et vio­lences et j’ai vu à quelle vitesse des pays paci­fiques comme la You­go­sla­vie ou le Rwan­da peuvent se trans­for­mer en enfer. À l’origine de ces évo­lu­tions, il y a tou­jours un manque de trans­pa­rence et un pou­voir poli­tique ou éco­no­mique débri­dé, com­bi­nés à la naï­ve­té, l’indifférence et la mal­léa­bi­li­té de la popu­la­tion. Sou­dain, ce qui est tou­jours arri­vé à l’autre – tor­ture, viol, expul­sion et meurtre impu­nis – peut tout aus­si bien nous arri­ver à nous ou à nos enfants. Et per­sonne ne s’en sou­cie­ra. Je peux vous le promettre.

Nils Mel­zer, Rap­por­teur spé­cial des Nations unies sur la torture.

Inter­viewé par Daniel Ryser. Pho­tos de Yves Bach­mann (non publiées dans cette ver­sion tra­duite), tra­duc­tion (vers l’anglais) Charles Haw­ley

Tra­duc­tion « et la gre­nouille dans la cas­se­role… et l’eau qui bout… » par VD pour le Grand Soir avec pro­ba­ble­ment toutes les fautes et coquilles habituelles

EN COMPLÉMENT : Julian Assange & l’affaire Sué­doise : Dépo­si­tions et témoi­gnages à la police (textes com­plets et tra­duits) https://​www​.legrand​soir​.info/​j​u​l​i​a​n​–​a​s​s​a​n​g​e​–​l​–​a​f​f​a​i​r​e​–​s​u​e​d​o​i​s​e​–​d​e​p​o​sit…

»»https://​www​.repu​blik​.ch/​2​0​2​0​/​0​1​/​3​1​/​n​i​l​s​–​m​e​l​z​e​r​–​a​b​o​u​t​–​w​i​k​i​l​e​a​k​s​–​f​o​u​n​der…

Source : Le GrandSoir, 
https://​www​.legrand​soir​.info/​u​n​–​s​y​s​t​e​m​e​–​m​e​u​r​t​r​i​e​r​–​e​s​t​–​e​n​–​t​r​a​i​n​–​d​e​–​s​e​–​c​r​e​e​r​–​s​o​u​s​–​n​o​s​–​y​e​u​x​–​r​e​p​u​b​l​i​k​.​h​tml

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet : 

https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​7​8​9​9​7​2​5​8​1​7​317

Live sur la MONNAIE (et la démocratie), ce soir mardi 4 février à 20h

Ce soir, mar­di 4 février 2020 à 20h, de pas­sage à Paris, je retrouve une petite bande d’a­mis pour par­ler de MONNAIE (et donc, aus­si un peu, for­cé­ment, de démo­cra­tie et d’U­nion européenne).
Je vous pro­pose d’être avec nous à tra­vers ce lien (qui sera un live YouTube) : 

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet :
https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=10157876392917317&id=600922316

« Le Citoyen (Etienne Chouard) », par Usul en 2014

Cette vidéo (de 2014) est une évo­ca­tion hon­nête de mon tra­vail depuis 2005 : 

[En 2014, j’a­vais déjà beau­coup bos­sé aus­si sur la mon­naie — car aucune sou­ve­rai­ne­té poli­tique popu­laire ne sera pos­sible sans une vraie sou­ve­rai­ne­té moné­taire popu­laire. Voyez :
https://​old​.chouard​.org/​E​u​r​o​p​e​/​m​o​n​n​a​i​e​.​php]

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet :
https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​7​8​3​0​1​9​1​7​2​2​317

[Le management, science de l’oppression] « Les nazis, pionniers du management » (Johann Chapoutot, signalé par Mediapart et reçu par France Culture)

Voi­ci un livre bien inté­res­sant, de Johann Cha­pou­tot (« Libres d’o­béir », Gal­li­mard 2020), que je rap­proche à la fois du tra­vail de Supiot (« La gou­ver­nance par les nombres », Fayard 2015, et « Qu’est-ce qu’un régime de tra­vail réel­le­ment humain », Her­man 2018) pour dénon­cer les méfaits cri­mi­nels du mana­ge­ment (pri­vé et public), et du tra­vail d’Al­fred Wahl (« La seconde his­toire du nazisme dans l’Al­le­magne fédé­rale depuis 1945 », Armand Colin 2006) et de celui d’An­nie Lacroix-Riz (« La non-épu­­ra­­tion en France », Armand Colin 2019) pour dénon­cer la non-déna­­zi­­fi­­ca­­tion de la socié­té après la deuxième guerre mon­diale. Pour amé­lio­rer le contrôle total de la socié­té et des tra­vailleurs, les nazis ont déve­lop­pé, pen­dant la guerre et depuis la guerre, le mana­ge­ment par objec­tifs (et autres tech­niques d’as­ser­vis­se­ment pré­ten­du­ment « libérales ») :

Les nazis, pionniers du management

par Joseph Confa­vreux (Media­part)

Source : Media­part, https://​www​.media​part​.fr/​j​o​u​r​n​a​l​/​c​u​l​t​u​r​e​–​i​d​e​e​s​/​1​7​0​1​2​0​/​l​e​s​–​n​a​z​i​s​–​p​i​o​n​n​i​e​r​s​–​d​u​–​m​a​n​a​g​e​m​e​n​t​?​o​n​g​l​e​t​=​f​ull 
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Dans son der­nier livre, l’historien Johann Cha­pou­tot montre com­ment la réflexion sur la conduite des hommes a été au cœur de la machine nazie, avant de trou­ver une recon­ver­sion mana­gé­riale dans la RFA d’après guerre. « Para­doxa­le­ment », note-t-il, des idéo­logues du IIIReich ont déve­lop­pé « une concep­tion du tra­vail non auto­ri­taire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur acti­vi­té ».

Libres d’obéir. Le mana­ge­ment, du nazisme à aujourd’hui. Ouvrir un livre por­tant un tel titre pour­rait faire lever immé­dia­te­ment des soup­çons de point God­win, s’il n’était pas signé de l’historien Johann Cha­pou­tot, grand spé­cia­liste du nazisme. Les com­pa­rai­sons entre la période hit­lé­rienne et les vio­lences capi­ta­listes ont en effet été nom­breuses, et sou­vent périlleuses et biai­sées, notam­ment depuis la paru­tion deSouf­frances en France, du psy­chiatre et socio­logue Chris­tophe Dejours qui fai­sait appel à la notion de « bana­li­té du mal », for­gée par Han­nah Arendt lors du pro­cès du nazi Adolf Eich­mann, pour décrire les injus­tices sociales et pro­fes­sion­nelles contemporaines.

 © Gallimard

Cha­pou­tot pré­cise d’emblée que son « pro­pos n’est ni essen­tia­liste ni généa­lo­gique : il ne s’agit pas de dire que le mana­ge­ment a des ori­gines nazies – c’est faux, il lui pré­existe de quelques décen­nies – ni qu’il est une acti­vi­té cri­mi­nelle par essence ». Tout le tra­vail de l’historien, qui avait notam­ment dres­sé une sai­sis­sante carte de l’univers men­tal des nazis, tend à mon­trer que ces der­niers ne peuvent être réduits à des fous, des bar­bares ou des incar­na­tions du mal radi­cal, puisque, « en fai­sant d’eux des étran­gers à notre com­mune huma­ni­té, nous nous exo­né­rons de toute réflexion sur l’homme, l’Europe, la moder­ni­té, l’Occident, en somme, sur tous ces lieux que les cri­mi­nels nazis habitent, dont ils par­ti­cipent et que nous avons en com­mun avec eux », ain­si qu’il l’écrivait dans La Loi du sang.

Mais alors qu’il s’intéressait en prio­ri­té à l’amont de la machine nazie, Cha­pou­tot s’intéresse dans ce livre-ci à l’aval, à par­tir du constat que cer­taines méthodes et concepts de la conduite des hommes for­gés pen­dant la période hit­lé­rienne lui ont sur­vé­cu tout en se trans­for­mant. « Le mana­ge­ment a une his­toire qui com­mence bien avant le nazisme, mais cette his­toire s’est pour­sui­vie et la réflexion s’est enri­chie durant les douze ans du IIIReich, moment mana­gé­rial, mais aus­si matrice de la théo­rie et de la pra­tique du mana­ge­ment pour l’après-guerre », explique l’historien.

De ce fait, la « concep­tion nazie du mana­ge­ment a eu des pro­lon­ge­ments et une pos­té­ri­té après 1945 », en plein « miracle éco­no­mique » alle­mand et « d’anciens hauts res­pon­sables de la SS en ont été des théo­ri­ciens, mais aus­si des pra­ti­ciens heu­reux, réus­sis­sant une recon­ver­sion aus­si spec­ta­cu­laire que rémunératrice ».

En effet, pour­suit le cher­cheur, les fonc­tion­naires du IIIe Reich « ont beau­coup réflé­chi aux ques­tions mana­gé­riales, car l’entreprise nazie fai­sait face à des besoins gigan­tesques en termes de mobi­li­sa­tion et d’organisation du tra­vail ». Une ques­tion cen­trale pour l’hitlérisme était notam­ment de savoir com­ment gérer un ter­ri­toire en expan­sion, et la seule réponse pos­sible consis­tait alors à pou­voir faire mieux avec moins. Ce qui a conduit cer­tains idéo­logues du Reich à éla­bo­rer « para­doxa­le­ment une concep­tion du tra­vail non auto­ri­taire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité ».

Autre para­doxe appa­rent, cette réflexion se décline au sein d’une hos­ti­li­té forte envers l’État. Alors que l’idée com­mune assi­mile tota­li­ta­risme et État tota­li­taire, l’historien rap­pelle que, pour de nom­breux juristes nazis, l’État était à la fois inutile et funeste, incar­nant ce droit romain qui avait mis fin à la liber­té des Ger­mains des ori­gines, orga­ni­sés en tri­bus et obéis­sant à des lois natu­relles. « À notre grand éton­ne­ment, les nazis se révèlent des anti-éta­­tistes convain­cus », écrit ain­si le chercheur.

Cette nou­velle orga­ni­sa­tion du tra­vail et des hommes, ou Men­schenfüh­rung, pen­sée comme fluide et proac­tive, est cen­sée se dis­tin­guer de l’administration (Ver­wal­tung) consi­dé­rée comme trop romaine et fran­çaise. Pour les nazis, la Ver­wal­tung appar­tient à l’âge révo­lu des États prin­ciers et des indi­vi­dus sou­mis à une règle qu’ils n’ont pas déci­dée et à l’héritage déplo­rable de l’Empire romain tardif.

Un tel tra­vail sur la « direc­tion des hommes » est indis­so­ciable « d’une ambi­tion et d’une obses­sion : mettre fin à la “lutte des classes” par l’unité de race et par le tra­vail com­mun au pro­fit de l’Allemagne et de la Volks­ge­mein­schaft (« Com­mu­nau­té du peuple ») ». Pour les nazis, l’idée que le groupe humain est une socié­té com­po­sée d’individus et tra­ver­sée par des conflits de classe est une aber­ra­tion due aux révo­lu­tion­naires fran­çais et au marxisme…

Au cœur de ce dis­po­si­tif théo­rique et pra­tique se trouve la notion de gou­ver­ne­ment par la mis­sion, qui pose un objec­tif déci­dé en haut lieu, mais en lais­sant toute lati­tude et ini­tia­tive aux subor­don­nés sur les moyens à employer pour y par­ve­nir. Cette liber­té très orien­tée ne donne ain­si que la « liber­té d’obéir », qui donne son titre à l’ouvrage du cher­cheur. Ain­si, « la liber­té ger­ma­nique, vieux topo eth­no­na­tio­na­liste, se décline donc éga­le­ment dans et par la liber­té du fonc­tion­naire et de l’administrateur en géné­ral : liber­té d’obéir aux ordres reçus et d’accomplir à tout prix la mis­sion confiée ».

Lais­ser l’initiative des moyens, et non des fins, sup­pose une sim­pli­fi­ca­tion admi­nis­tra­tive, qui trouve son abou­tis­se­ment dans le « décret de sim­pli­fi­ca­tion de l’administration » pris par le Füh­rer le 28 août 1939 pour deman­der à ses fonc­tion­naires une « acti­vi­té sans relâche » libé­rée de « toutes les inhi­bi­tions bureaucratiques ».

Pour obte­nir le consen­te­ment des Alle­mands à par­ti­ci­per de toutes leurs forces à l’entreprise nazie, leur conten­te­ment est une dimen­sion essen­tielle, car les diri­geants du Reich sont conscients que le ren­sei­gne­ment et la répres­sion ne suf­fisent pas. « Il faut plus, et bien plus, pour impli­quer et moti­ver une popu­la­tion à tra­vailler, puis à com­battre et à tuer », écrit Chapoutot.

 © La Découverte

La consom­ma­tion répan­due et encou­ra­gée de métham­phé­ta­mines dans toute la popu­la­tion, y com­pris sous forme de confi­se­ries, décrite par le jour­na­liste Nor­man Ohler dans L’Extase totale. Le IIIe Reich, les Alle­mands et la drogue (La Décou­verte) consti­tuait un pre­mier aspect impor­tant de cette mobi­li­sa­tion des corps et des esprits en vue d’une entre­prise criminelle.Dans le domaine éco­no­mique, cela exi­geait un mana­ge­ment qui gra­ti­fie et pro­mette, pour moti­ver et créer une com­mu­nau­té pro­duc­tive. Celle-ci pas­sait notam­ment par l’organisation Kraft Durch Freude, la « Force par la Joie », que « l’on peut défi­nir comme un immense comi­té d’entreprise à l’échelle du Reich tout entier » et qui avait pour mis­sion de rendre le lieu de tra­vail agréable et le tra­vailleur heu­reux, en lui offrant des loi­sirs répa­ra­teurs – notam­ment des croi­sières – pour qu’il soit d’autant plus pro­duc­tif et motivé.

« L’heure n’est pas encore aux baby-foot, aux cours de yoga ni aux chief hap­pi­ness offi­cers, écrit Cha­pou­tot, mais le prin­cipe et l’esprit sont bien les mêmes. Le bien-être, sinon la joie, étant des fac­teurs de per­for­mance et des condi­tions d’une pro­duc­ti­vi­té opti­male, il est indis­pen­sable d’y veiller. »

Cette nou­velle manière de pen­ser la conduite des hommes et du tra­vail ne vaut – est-il néces­saire de le pré­ci­ser ? – que pour la com­mu­nau­té ger­ma­nique, car pour les 15 mil­lions de tra­vailleurs étran­gers aux­quels il est fait appel – tra­vailleurs de l’Est et déte­nus des camps – « aucun mana­ge­ment et nul ména­ge­ment : c’est la seule contrainte, dou­blée d’une répres­sion féroce, qui pré­vaut pour les étran­gers à la com­mu­nau­té », écrit l’historien.

« Josef Mengele du droit »

Si les réflexions sur l’organisation du tra­vail et l’optimisation des fac­teurs de pro­duc­tion ont été nom­breuses et intenses sous le IIIe Reich, c’est parce qu’elles répon­daient à des ques­tions urgentes, mais aus­si « parce que se trou­vait en Alle­magne une élite de jeunes uni­ver­si­taires qui alliaient volon­tiers savoir et action, réflexion savante et technocratie ».

 © Gallimard

Par­mi eux, Cha­pou­tot se consacre en par­ti­cu­lier à la figure de Rein­hard Höhn, juriste dont la tra­jec­toire consti­tue l’armature de son livre. Ce « Josef Men­gele du droit » était un tra­vailleur achar­né, ayant notam­ment diri­gé la publi­ca­tion de la revue Reich, Volk­sord­nung, Lebens­raum, lieu de réflexion cen­tral de cette nou­velle orga­ni­sa­tion de la conduite des hommes. Ce pro­té­gé de Himm­ler fit toute sa car­rière dans la SS, finis­sant au grade de géné­ral (Oberfüh­rer). Le plus sai­sis­sant dans son par­cours n’est tou­te­fois pas celui qu’il eut durant le IIIeReich, mais après 1945.En dépit de son grade très éle­vé dans la SS, Höhn n’eut en effet pas à fuir sur un autre conti­nent, mais réus­sit sa recon­ver­sion dans la RFA démo­cra­tique, en adap­tant ses théo­ries au mana­ge­ment de l’après-guerre, « en renon­çant à son ani­mo­si­té envers les sous-hommes, les allo­gènes et les Juifs, mais en gar­dant l’idée que la vie est une guerre et qu’il est oppor­tun d’aller cher­cher chez les pen­seurs de l’armée alle­mande les méthodes et les recettes d’une orga­ni­sa­tion effi­ciente et performante ».

Dès 1953, il dirige en effet la Socié­té alle­mande d’économie poli­tique, qui décide de créer une école de com­merce pour les cadres de l’économie alle­mande sur le modèle de la Har­vard Busi­ness School qui doit être répli­quée en Alle­magne comme elle l’a été en France avec la créa­tion de l’INSEAD en 1957. Höhn n’est d’ailleurs pas le seul à avoir mis ses com­pé­tences for­gées pen­dant la Seconde Guerre mon­diale au ser­vice des démo­cra­ties d’après guerre. Si l’on sait que Mau­rice Papon devint pré­fet, en poste à Paris pen­dant la mani­fes­ta­tion du 17 octobre 1961 pen­dant laquelle des dizaines d’Algériens furent jetés dans la Seine, on sait moins qu’il rédi­gea un essai de mana­ge­ment inti­tu­lé L’Ère des res­pon­sables, avant de deve­nir pré­sident de Sud-Avia­­tion, la future Aérospatiale.

De l’autre côté du Rhin, Rein­hard Höhn prit donc la direc­tion de l’académie des cadres de Bad Harz­burg (Aka­de­mie für Füh­rung­skraft) fon­dée en 1956 en Basse-Saxe. Elle accueille­ra des cen­taines de mil­liers de cadres, pri­vés mais aus­si publics ou mili­taires de la RFA, en for­ma­tion conti­nue pour la plu­part. Par­mi les ensei­gnants, on trouve aus­si un ancien col­lègue de la SS, Franz Alfred Six, qui y enseigne le mar­ke­ting. On y repère aus­si un méde­cin nazi « fana­tique d’eugénisme », le pro­fes­seur Köt­schau, qui pro­digue« désor­mais des conseils dié­té­tiques et ergo­no­miques à des cadres épui­sés », constate Chapoutot.

Höhn, pas­sion­né d’histoire mili­taire, s’y inté­resse à l’art de la guerre éco­no­mique, et pense pou­voir appli­quer la méthode mili­taire de l’Auf­trag­stak­tik au champ mana­gé­rial. Cette « tac­tique par la mis­sion », for­gée par les réno­va­teurs de l’armée prus­sienne au début du XIXe siècle, après la défaite de 1806 face à Napo­léon, a, pour lui, lar­ge­ment contri­bué aux vic­toires de l’armée prus­sienne contre les Fran­çais (1813−1815), les révo­lu­tion­naires alle­mands (1849), les Autri­chiens (1866) et les Fran­çais encore (1870−1871).

Dans cette tac­tique, pour l’officier de ter­rain, il ne s’agit pas de « déci­der qu’il faut prendre telle col­line ou atteindre tel point, ou de répu­dier cet objec­tif comme par­fai­te­ment absurde. Son unique liber­té est de trou­ver par lui-même, de manière auto­nome, la façon de la prendre ou de l’atteindre ».

Le mana­ge­ment des entre­prises ou des admi­nis­tra­tions pen­sé par Höhn fonc­tionne sur le même prin­cipe : « la liber­té d’obéir, l’obligation de réus­sir ». Le juriste et géné­ral nazi recon­ver­ti a renon­cé à son racisme, mais pas à ses intui­tions sur la façon dont la socié­té et le tra­vail doivent être orga­ni­sés. « De manière tout à fait oppor­tune, sou­ligne Cha­pou­tot, les concep­tions du com­man­de­ment et du mana­ge­ment déve­lop­pées par Höhn et ses col­lègues dès les années 1930 se révé­laient éton­nam­ment congruentes à l’esprit des temps nouveaux. »

Ce « mana­ge­ment par délé­ga­tion de res­pon­sa­bi­li­té », cette méthode dite de Bad Harz­burg, a ain­si fait la fier­té de la RFA pen­dant des décen­nies, explique le cher­cheur. En effet, à l’âge de la mas­si­fi­ca­tion démo­cra­tique, tout le monde vou­lait être consi­dé­ré, non comme un subor­don­né, mais comme un col­la­bo­ra­teur. Höhn devient ain­si le théo­ri­cien prin­ci­pal d’un « mana­ge­ment non auto­ri­taire, para­doxe appa­rent pour un ancien SS mais appa­rent seule­ment, pour celui qui vou­lait rompre avec l’État abso­lu­tiste, voire avec l’État tout court, et faire adve­nir la liber­té d’initiative de l’agent et des agences », qui n’est que la liber­té des moyens et pas celle des fins.

Cette méthode pos­sède le grand avan­tage, du point de vue de Höhn et des cadres qu’il forme, de per­mettre de délé­guer la res­pon­sa­bi­li­té tout en gar­dant le contrôle. Elle repose en effet, écrit l’historien « sur un men­songe fon­da­men­tal en fai­sant dévier l’employé ou le subor­don­né d’une liber­té pro­mise vers une alié­na­tion cer­taine pour le plus grand confort de la Füh­rung, de cette “direc­tion” qui ne porte plus elle seule la res­pon­sa­bi­li­té de l’échec poten­tiel ou effectif ».

En trans­po­sant un modèle mili­taire à l’économie pri­vée, la méthode de Höhn,« hié­rar­chique sans être auto­ri­taire », offrait aux col­la­bo­ra­teurs la jouis­sance d’une liber­té amé­na­gée. Sa doc­trine fit rapi­de­ment office de caté­chisme offi­ciel dans les armées, les entre­prises, les admi­nis­tra­tions de la RFA, accueillant avec faveur, un mana­ge­ment, écrit Cha­pou­tot, « par­fai­te­ment com­pa­tible avec elle : l’ordo-libéralisme se vou­lait une liber­té enca­drée, visant à inté­grer des masses par la par­ti­ci­pa­tion et la coges­tion, pour évi­ter la lutte des classes et le glis­se­ment vers le bolchévisme ».

 © Rowohlt

À par­tir du début des années 1970, la méthode de Bad Harz­burg entre tou­te­fois en déclin, après la révé­la­tion du pas­sé nazi de son théo­ri­cien prin­ci­pal, mais aus­si parce qu’elle finit par être per­çue comme un mana­ge­ment trop lourd et peu maniable, avec ses 315 règles d’application défi­nis­sant notam­ment les normes de com­mu­ni­ca­tion entre les employés et leurs chefs. Elle perd du ter­rain au pro­fit du « mana­ge­ment par objec­tifs », une ver­sion allé­gée et plus libé­rale des intui­tions de Höhn, dont l’académie perd alors du ter­rain et du pres­tige. Cette « méthode » ne tom­ba pour autant pas tota­le­ment en désué­tude, puisqu’un livre récent Aldi au rabais. Un ancien mana­ger déballe tout, rap­pelle que le groupe de super­mar­chés avait lar­ge­ment fon­dé son mana­ge­ment, jusqu’aujourd’hui, sur les prin­cipes et pra­tiques déve­lop­pés par Rein­hard Höhn, d’abord sous le nazisme, ensuite à l’académie de Bad Harzburg.

Source : Media­part, https://​www​.media​part​.fr/​j​o​u​r​n​a​l​/​c​u​l​t​u​r​e​–​i​d​e​e​s​/​1​7​0​1​2​0​/​l​e​s​–​n​a​z​i​s​–​p​i​o​n​n​i​e​r​s​–​d​u​–​m​a​n​a​g​e​m​e​n​t​?​o​n​g​l​e​t​=​f​ull 
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