CETA : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL SACRIFIE LA DÉMOCRATIE, LES CITOYENS ET L’ENVIRONNEMENT SUR L’AUTEL DES INTÉRÊTS COMMERCIAUX

4/08/2017 | 2 commentaires

[Hon­teuse cor­rup­tion au plus haut niveau du droit] Je vous signale deux alertes impor­tantes, rela­tives aux tra­hi­sons du peuple par le pré­ten­du « Conseil constitutionnel » :

 

CETA : Le Conseil Constitutionnel sacrifie la démocratie, les citoyens et l’environnement sur l’autel des intérêts commerciaux

Sai­si par 153 par­le­men­taires sur l’accord de com­merce entre l’UE et le Cana­da (CETA), le Conseil Consti­tu­tion­nel a écar­té les ana­lyses juri­diques iden­ti­fiant des incom­pa­ti­bi­li­tés avec la Consti­tu­tion, SANS ANALYSER EN DÉTAIL LES ARGUMENTS PRÉSENTÉS. 

Il ren­voie par ailleurs la balle sur cer­tains points au juge euro­péen, ce qui rend plus que néces­saire une sai­sine de la Cour de jus­tice de l’Union Euro­péenne de la part de la France sur l’intégralité de l’accord.

La FNH, food­watch et l’Institut Veblen regrettent que les Sages laissent pas­ser un tel accord, dont le conte­nu pour­rait bou­le­ver­ser dura­ble­ment nos règles démo­cra­tiques et la capa­ci­té des États et de l’UE de pro­té­ger les citoyens et l’environnement.

Le 22 février der­nier, sur la base de l’analyse publiée par l’Institut Veblen, la FNH et food­watch, en col­la­bo­ra­tion avec d’éminents juristes (1), plus de 110 dépu­tés, rejoints par 43 séna­teurs, sai­sis­saient le Conseil consti­tu­tion­nel pour véri­fier la com­pa­ti­bi­li­té du CETA avec la Consti­tu­tion fran­çaise. Par cette pro­cé­dure inédite, le Conseil était inter­ro­gé pour la pre­mière fois sur un accord de com­merce et d’investissement et avait ain­si l’occasion de mettre en place des « garde-fous » pro­té­geant la capa­ci­té des États à régu­ler dans ce type d’accords.

En dépit des enjeux, le Conseil Consti­tu­tion­nel n’a pas répon­du en détail aux dif­fé­rents points sou­le­vés dans l’analyse juri­dique iden­ti­fiant des incom­pa­ti­bi­li­tés avec la Constitution.

Notons en par­ti­cu­lier que sa déci­sion très suc­cincte s’appuie for­te­ment sur l’instrument inter­pré­ta­tif conjoint et les décla­ra­tions annexes bri­co­lés à la hâte en marge du CETA pour faire accep­ter l’accord en octobre 2016 aux États membres de l’UE ayant émis des cri­tiques de fond. Or, comme l’avaient sou­li­gné food­watch, la FNH et l’Institut Veblen, ces textes sont loin d’apporter des réponses satis­fai­santes aux risques que le conte­nu du CETA fait peser sur nos démo­cra­ties. Et toutes les décla­ra­tions annexées au pro­cès ver­bal de la réunion du Conseil de l’UE n’engagent que leurs auteurs et en aucun cas le Cana­da (2).

En outre, sur les menaces liées à la mise en place d’un méca­nisme de règle­ment des dif­fé­rends entre inves­tis­seurs et États entre l’UE et le Cana­da, le Conseil livre une ana­lyse décon­cer­tante dans laquelle il refuse de consi­dé­rer que les risques de pour­suites (et de devoir payer des indem­ni­tés très éle­vées) aux­quels les États ou l’UE seront désor­mais expo­sés sont sus­cep­tibles de dis­sua­der d’adopter de nou­velles règle­men­ta­tions de pro­tec­tion des citoyens et de l’environnement. Quant à la ques­tion de la rup­ture de l’égalité devant la loi entre les inves­tis­seurs natio­naux et les inves­tis­seurs inter­na­tio­naux, le Conseil consi­dère qu’elle est jus­ti­fiée par le trai­te­ment qui sera réser­vé aux inves­tis­seurs fran­çais au Cana­da. En d’autres termes, le Conseil Consti­tu­tion­nel vient de vali­der le fait que les inves­tis­seurs cana­diens (ou étran­gers pré­sents au Canada,dont 80% des entre­prises éta­su­niennes pré­sentes dans l’UE) puissent exi­ger des com­pen­sa­tions auprès d’une juri­dic­tion d’exception alors que les inves­tis­seurs natio­naux devront aller devant les juri­dic­tions nationales.

Par ailleurs, le Conseil s’est décla­ré incom­pé­tent pour exa­mi­ner la com­pa­ti­bi­li­té du CETA avec les trai­tés euro­péens aux­quels la France est par­tie, en se réfé­rant à la récente déci­sion de la CJUE sur l’accord UE – Sin­ga­pour du 16 mai 2017. Il appar­tient donc désor­mais au gou­ver­ne­ment fran­çais d’interroger le juge euro­péen sur ces points pour lever tous les doutes juri­diques qui persistent.

Pour la FNH, l’Institut Veblen et food­watch : « La déci­sion du Conseil Consti­tu­tion­nel est incom­pré­hen­sible. Elle s’avère très super­fi­cielle et fait pri­mer l’objectif de pro­mo­tion des inves­tis­se­ments et des échanges com­mer­ciaux sur le prin­cipe d’égalité devant la loi et les condi­tions essen­tielles d’exercice de la souveraineté. »

« Elle est d’autant plus regret­table que le CETA consti­tue un accord dont la por­tée est dou­ble­ment his­to­rique ; de par le poids du par­te­naire com­mer­cial concer­né et l’ampleur des dis­po­si­tions pré­vues. Il est par ailleurs pré­sen­té comme un accord exem­plaire qui pré­fi­gure d’autres accords à venir comme celui que l’UE est en train de fina­li­ser avec le Japon (JEFTA). S’il crai­gnait à ce titre que la por­tée poli­tique d’une cen­sure puisse avoir des réper­cus­sions sur l’ensemble des accords exis­tants et en pré­pa­ra­tion, le Conseil aurait au moins pu émettre des réserves d’interprétation. »

La pro­cé­dure enfin pose ques­tion. Le Conseil avait annon­cé en mars qu’il mène­rait des audi­tions pour mener à bien sa mis­sion. Mais au-delà de la liste des auteurs des portes étroites trans­mises au Conseil qui a été ren­due publique, celle des per­sonnes audi­tion­nées reste un mys­tère. L’Institut Veblen, food­watch et la FNH avaient écrit au Conseil pour deman­der à être enten­dus ain­si que cer­tains juristes avec les­quels les trois orga­ni­sa­tions avaient tra­vaillé. Le Conseil n’a même pas jugé utile d’accuser récep­tion de ce courrier.

Le CETA n’est pas pour autant rati­fié. La FNH, l’Institut Veblen et food­watch réitèrent leur demande à la France de refu­ser l’entrée en appli­ca­tion pro­vi­soire du CETA, tant que des doutes juri­diques per­sistent et que les Par­le­men­taires fran­çais n’ont pas été consultés.

Contacts presse :
Mathilde Dupré, Ins­ti­tut Veblen, dupre@veblen-institute.org, 06 77 70 49 55
Karine Jac­que­mart, direc­trice, food­watch France, media@foodwatch.fr, 06 68 87 04 04
Samuel Leré, FNH, s.lere@fnh.org„ 06 87 41 16 03

Note aux rédactions :

(1) Domi­nique Rous­seau est pro­fes­seur de droit consti­tu­tion­nel à l’École de droit de la Sor­bonne, Uni­ver­si­té Paris 1 Pan­théon-Sor­bonne, ancien membre du Conseil supé­rieur de la magis­tra­ture de 2002 à 2006. Ses recherches portent prin­ci­pa­le­ment sur le conten­tieux consti­tu­tion­nel et la notion de démocratie.

Éve­lyne Lagrange est pro­fes­seure de droit public à l’école de droit de la Sor­bonne, Uni­ver­si­té Paris 1 Pan­théon-Sor­bonne et direc­trice du Mas­ter recherche Droit inter­na­tio­nal public et orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales dans cette uni­ver­si­té. Ses recherches portent notam­ment sur les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales et les rap­ports entre droit interne et droit inter­na­tio­nal. Elle est l’auteur d’une étude sur l’application des accords rela­tifs aux inves­tis­se­ments dans les ordres juri­diques internes à paraître dans l’ouvrage diri­gé par S. Cuen­det, Droit des inves­tis­se­ments étran­gers, Lar­cier, 2017.

Lau­rence Dubin est pro­fes­seure de droit public à l’Université Paris 8 Saint-Denis et direc­trice du labo­ra­toire de recherche juri­dique Forces du droit. Ses recherches portent notam­ment sur le droit inter­na­tio­nal des échanges.

(2) Voir notre ana­lyse sur la por­tée de l’instrument inter­pré­ta­tif conjoint et des décla­ra­tions annexes émises par les ins­ti­tu­tions euro­péennes et les états membres.

Source : Ins­ti­tut Veblen, http://www.veblen-institute.org/CETA-Le-Conseil-Constitutionnel-sacrifie-la-democratie-les-citoyens-et‑l.html

(Mer­ci à Oli­vier Ber­ruyer qui vient de signa­ler ce lien.)


Mon com­men­taire :

Cette nou­velle tra­hi­son de l’in­té­rêt géné­ral par le pré­ten­du « Conseil consti­tu­tion­nel » s’ex­plique en cher­chant sa cause première :

Ayant (pour l’ins­tant) tou­jours démis­sion­né du pro­ces­sus consti­tuant, nous n’a­vons ni Consti­tu­tion, ni Repré­sen­tants, ni Conseil consti­tu­tion­nel dignes de ce nom.

Le pré­ten­du « Conseil consti­tu­tion­nel » est un ramas­sis de vieux gri­gous, cor­rom­pus comme les autres jus­qu’à la moelle, notam­ment par la (très dis­crète mais très nui­sible) AFEP.

Voyez ceci :


Quand le Conseil constitutionnel se fait le gardien des intérêts des grandes entreprises

Garant de la confor­mi­té des lois avec la Consti­tu­tion, le Conseil consti­tu­tion­nel est cen­sé rendre des déci­sions sou­ve­raines, imper­méables aux ten­ta­tives d’influence exté­rieures comme aux inté­rêts par­ti­cu­liers. Qu’en est-il dans les faits ? La cen­sure par les Sages, ces der­nières années, de nom­breuses mesures légis­la­tives a prio­ri béné­fiques à l’intérêt géné­ral, en matière fis­cale ou de trans­pa­rence des acti­vi­tés des mul­ti­na­tio­nales, com­mence à atti­rer l’attention. La proxi­mi­té de cette ins­tance avec de grands lob­bies éco­no­miques et l’opacité de son mode de fonc­tion­ne­ment, sus­citent la cri­tique. Au point qu’une réforme de ce pilier du sys­tème démo­cra­tique semble aus­si urgente que nécessaire.

Le 21 février, la loi sur le devoir de vigi­lance des mul­ti­na­tio­nales [1] est défi­ni­ti­ve­ment adop­tée par les dépu­tés fran­çais. Elle vise à com­bler ce qui était jusque-là une lacune béante du droit face à la mon­dia­li­sa­tion : l’impossibilité de pour­suivre une mul­ti­na­tio­nale pour des atteintes graves aux droits humains ou à l’environnement occa­sion­nées par leurs filiales ou leur chaîne de sous-trai­tance. Cette nou­velle légis­la­tion sus­cite déjà un grand inté­rêt au-delà de nos fron­tières, et les par­le­men­taires et asso­cia­tions qui l’ont por­tée en France se pré­parent à mener la bataille au niveau euro­péen. Pro­po­sée dès 2012, elle n’a été défi­ni­ti­ve­ment adop­tée que quatre ans plus tard, en troi­sième lec­ture, l’avant-dernier jour de la légis­la­ture, au terme d’une labo­rieuse pro­cé­dure, et mal­gré un contre-lob­bying achar­né des milieux patronaux.

« L’Afep à tous les tournants »

Pour autant, la cause est-elle vrai­ment enten­due ? Un der­nier obs­tacle au moins se pro­file : le Conseil consti­tu­tion­nel. Celui-ci a immé­dia­te­ment été sai­si, à la fois par les dépu­tés et par les séna­teurs de droite, avec une argu­men­ta­tion très simi­laire. Lors du der­nier pas­sage de la pro­po­si­tion de loi devant le Sénat, ces der­niers avaient déjà voté une motion d’irrecevabilité au motif que le texte serait contraire à la Consti­tu­tion : trop large et trop impré­cis, trop puni­tif, trop stig­ma­ti­sant, ou encore abu­sant du concept de res­pon­sa­bi­li­té juri­dique [2]. Un argu­men­taire qui a été direc­te­ment éla­bo­ré, dès 2013, par le lob­by char­gé de coor­don­ner l’opposition patro­nale à la pro­po­si­tion de loi : l’Association fran­çaise des entre­prises pri­vées (AFEP), qui regroupe les plus grands groupes français.

« Nous avons trou­vé l’Afep à tous les tour­nants, témoigne un repré­sen­tant d’ONG. Ils ont mobi­li­sé une armée de juristes pour démon­ter notre pro­po­si­tion de loi auprès de Ber­cy. » Ils ont convain­cu Emma­nuel Macron, alors ministre de l’Économie, de refu­ser une pre­mière ver­sion de la loi, au motif qu’elle était « aux anti­podes des grands prin­cipes juri­diques qui gou­vernent notre pays, y com­pris consti­tu­tion­nels » [3]. Puis ils se sont atta­qués à la seconde ver­sion de la loi, celle qui a été fina­le­ment adop­tée, tou­jours sous le même angle. Cette même ligne d’attaque est aujourd’hui por­tée direc­te­ment devant le Conseil consti­tu­tion­nel, pré­si­dé depuis février 2016 par Laurent Fabius, qui a suc­cé­dé à Jean-Louis Debré.

Précédents inquiétants

Les dépu­tés et mili­tants asso­cia­tifs qui ont por­té la loi contre vents et marées ne cachent pas leur ner­vo­si­té. Et on peut les com­prendre, à consi­dé­rer plu­sieurs déci­sions récentes du Conseil consti­tu­tion­nel. Dans les der­nières semaines de l’année 2016, les neuf « Sages » – d’éminents juristes mais aus­si d’anciens poli­tiques comme Lio­nel Jos­pin, Michel Cha­rasse et Valé­ry Gis­card d’Estaing [4] – ont cen­su­ré deux dis­po­si­tions adop­tées par les dépu­tés pour lut­ter contre l’évasion fis­cale des mul­ti­na­tio­nales. Tout d’abord, l’amendement dit « Google », pré­sen­té par le socia­liste Yann Galut, qui visait à per­mettre au fisc de taxer les géants du net pour les pro­fits réa­li­sés en France mais redi­ri­gés vers des filiales situées en Irlande ou au Luxem­bourg. Le Conseil a jugé qu’il por­tait atteinte au prin­cipe d’égalité devant la loi.

Autre mesure cen­su­rée : le repor­ting public pays par pays, qui aurait contraint les mul­ti­na­tio­nales fran­çaises à publier des infor­ma­tions com­plètes sur leurs filiales, y com­pris leurs effec­tifs, leur chiffre d’affaires, leurs béné­fices et les impôts acquit­tés. La dis­po­si­tion aurait per­mis de faire toute la lumière sur d’éventuelles manœuvres d’évitement fis­cal. Déjà en vigueur pour les banques, elle est actuel­le­ment envi­sa­gée au niveau euro­péen. Le Conseil consti­tu­tion­nel a jugé qu’elle était contraire à la « liber­té d’entreprendre », au motif qu’elle for­çait les firmes fran­çaises à dévoi­ler des infor­ma­tions stra­té­giques dont pour­raient pro­fi­ter leurs concur­rentes. Un argu­ment que l’on trou­vait déjà sous la plume de l’Afep, qui avait déjà mené la fronde des inté­rêts patronaux.

Au nom de la « liberté d’entreprendre »

C’est en fait l’ensemble du quin­quen­nat qui a été mar­qué par des cen­sures consti­tu­tion­nelles ciblant des mesures emblé­ma­tiques ini­tiées par Fran­çois Hol­lande ou par les par­le­men­taires de la majo­ri­té. Et tout par­ti­cu­liè­re­ment en matière fis­cale. Par exemple, la pro­po­si­tion de taxer les très hauts reve­nus à 75% sur la der­nière tranche, reto­quée dès décembre 2012. Ou encore la loi Flo­range de 2014, cen­sée mettre fin aux « licen­cie­ments bour­siers » en impo­sant des péna­li­tés aux entre­prises qui fer­me­raient des sites ren­tables. Le Conseil a cen­su­ré cette dis­po­si­tion en l’estimant ici encore contraire« à la liber­té d’entreprendre et au droit de pro­prié­té », parce que cela aurait pri­vé « l’entreprise de sa capa­ci­té d’anticiper des dif­fi­cul­tés et de pro­cé­der à des arbi­trages éco­no­miques ».

Le Conseil consti­tu­tion­nel aurait-il ten­dance à se poser en gar­dien des inté­rêts des entre­prises, notam­ment contre les ten­ta­tives de régu­la­tion visant à répondre à la nou­velle réa­li­té carac­té­ri­sée par la finan­cia­ri­sa­tion et la mon­dia­li­sa­tion des éco­no­mies ? Une grande par­tie du droit qui régit aujourd’hui le monde des affaires et ses rela­tions avec le poli­tique date de plu­sieurs décen­nies, par­fois de plus d’un siècle. Il a donc été conçu pour des condi­tions éco­no­miques et sociales radi­ca­le­ment dif­fé­rentes. Les grands groupes savent en jouer à mer­veille. Refu­ser l’évolution néces­saire du droit au nom d’une inter­pré­ta­tion extrê­me­ment conser­va­trice de grands prin­cipes consti­tu­tion­nels revient à leur lais­ser le champ libre.

Un haut lieu de lobbying

Loin de son image – et de son sta­tut théo­rique – de juge imper­méable aux pres­sions exté­rieures, le Conseil consti­tu­tion­nel est en fait un haut lieu du lob­bying. Selon une enquête de Mathilde Mathieu pourMedia­part, celui-ci a pris de plus en plus d’importance. Il se tra­duit notam­ment par la pra­tique des « PORTES ÉTROITES », des contri­bu­tions infor­melles envoyées au Conseil pour ten­ter d’influencer sa déci­sion, qui res­tent secrètes et ne sont com­mu­ni­quées ni aux par­le­men­taires, ni même au gou­ver­ne­ment. Ces contri­bu­tions sont com­man­dées à d’éminents pro­fes­seurs de droit consti­tu­tion­nel ou à des cabi­nets d’avocats spé­cia­li­sés, moyen­nant rému­né­ra­tion de plu­sieurs dizaines de mil­liers d’euros [5], pour défendre le point de vue des entre­prises ou d’autres lob­bys auprès du Conseil. Selon nos infor­ma­tions, dès le len­de­main de la sai­sine du Conseil sur le devoir de vigi­lance, le Medef a déjà dépo­sé une porte étroite sur le sujet.

Selon des chiffres four­nis par Jean-Louis Debré lui-même lorsqu’il était encore pré­sident du Conseil, un total de 47 portes étroites auraient été dépo­sées au cours de l’année 2014. Puis en 2015, on en dénombre 21 sur la seule loi sur le ren­sei­gne­ment, et 24 sur la loi Macron. L’Afep est une grande habi­tuée de cette pra­tique. D’après les maigres infor­ma­tions dis­po­nibles, elle y a déjà recou­ru au début des années 2000 pour faire cen­su­rer un pro­jet d’écotaxe, grâce à la plume de Guy Car­cas­sonne, un pres­ti­gieux consti­tu­tion­na­liste rocar­dien. En 2013, elle lui a à nou­veau com­man­dé une « porte étroite » visant à dénon­cer le carac­tère « confis­ca­toire » de la fis­ca­li­té pesant sur les entre­prises [6].

En toute opacité

Au-delà de ces notes dis­crètes, les ren­contres infor­melles entre cer­tains membres du Conseil consti­tu­tion­nel et des repré­sen­tants des entre­prises semblent éga­le­ment deve­nues mon­naie cou­rante. Dans un livre publié suite à son départ de la rue de Mont­pen­sier [7], Jean-Louis Debré évoque ouver­te­ment des ren­dez-vous régu­liers avec le patron du Medef ou des groupes de grands patrons, où sont notam­ment évo­quées les ques­tions de fis­ca­li­té. « Nous atten­dons beau­coup du Conseil, aurait décla­ré Pierre Gat­taz à l’une de ces occa­sions. Nous n’avons pas été déçus par vos déci­sions précédentes. »

Le lob­bying auprès du Conseil consti­tu­tion­nel est moins média­ti­sé que celui exer­cé sur les par­le­men­taires, mais il s’avère tout aus­si redou­table. Le rap­port de forces y est même beau­coup plus inégal qu’à l’Assemblée ou au Sénat : asso­cia­tions ou simples citoyens n’ont tout sim­ple­ment pas les moyens de se payer l’expertise de consti­tu­tion­na­listes, et ne béné­fi­cient pas des mêmes voies d’accès pri­vi­lé­giées. Le pro­ces­sus est en outre très peu enca­dré, d’une opa­ci­té qua­si-totale [8]. Socié­té civile et par­le­men­taires en sont exclus. Ni les déli­bé­ra­tions ni les portes étroites ne sont ren­dues publiques. Enfin, la pra­tique des portes étroites est contraire à tous les prin­cipes d’un débat contra­dic­toire, puisque le gou­ver­ne­ment n’en a pas connais­sance et ne peut donc y répondre.

Le rôle crois­sant des sai­sines du Conseil consti­tu­tion­nel per­met aus­si toutes les hypo­cri­sies. Le dépu­té socia­liste Domi­nique Potier, l’un des fers de lance de la loi sur le devoir de vigi­lance des mul­ti­na­tio­nales, a vu quelques jours aupa­ra­vant une autre de ses pro­po­si­tions de loi, surl’accaparement des terres, réfé­rée au Conseil consti­tu­tion­nel par soixante par­le­men­taires de l’opposition. Le texte a pour­tant été adop­té à l’unanimité en séance. Plus déran­geant encore : par­le­men­taires et socié­té civile étant tenus à l’écart du pro­ces­sus, il revient aux seuls repré­sen­tants de l’exécutif de défendre les lois devant les Sages. Mais cer­tains ser­vices minis­té­riels, par­ti­cu­liè­re­ment du côté de Ber­cy, ne sont pas tou­jours très enthou­siastes à défendre des légis­la­tions ini­tiées par les poli­tiques. De quoi cou­ler une loi, en toute discrétion.

Une nécessaire réformes des procédures

En février 2016, Laurent Fabius rem­place Jean-Louis Debré à la pré­si­dence du Conseil. Depuis cette date, et pour la pre­mière fois depuis long­temps, cinq juges sur neuf ont été choi­sis par la gauche [9]. Cela ne semble pas avoir chan­gé le rap­port de force. Cer­taines voix s’élèvent cepen­dant pour deman­der davan­tage de trans­pa­rence sur les portes étroites, voire une mise à plat com­plète de la pro­cé­dure et des moyens mis à dis­po­si­tion du Conseil, pour évo­luer vers un modèle proche de la pro­cé­dure publique et contra­dic­toire de la Cour suprême amé­ri­caine. D’autres vou­draient un contrôle plus strict des éven­tuels conflits d’intérêts des membres de la juri­dic­tion. En vain.

Récem­ment, le Conseil consti­tu­tion­nel a une nou­velle fois mon­tré son conser­va­tisme en matière d’encadrement du lob­bying et des conflits d’intérêts. Plu­sieurs dis­po­si­tions de la loi Sapin 2 sur la trans­pa­rence et la lutte contre la cor­rup­tion n ont ain­si fait les frais : les Sages ont esti­mé que les hauts fonc­tion­naires sou­hai­tant pas­ser dans le sec­teur pri­vé ne devaient pas être obli­gés de sol­li­ci­ter l’avis de la Haute auto­ri­té pour la trans­pa­rence de la vie publique ; ils se sont éga­le­ment oppo­sé aux sanc­tions contre les lob­byistes qui ne res­pec­te­raient pas les obli­ga­tions liées aux registres impo­sant un mini­mum de trans­pa­rence de leurs acti­vi­tés à l’Assemblée ou au Sénat ; et ont cen­su­ré la dis­po­si­tion pré­voyant une aide finan­cière aux lan­ceurs d’alerte.

Pour les ONG, deux poids deux mesures ?

Certes, les asso­cia­tions et la socié­té civile ont elles aus­si la pos­si­bi­li­té de faire pas­ser aux membres du Conseil leurs propres « portes étroites » – ce qu’elles font géné­ra­le­ment de manière publique. Les asso­cia­tions de défense des migrants l’ont fait pen­dant la pré­si­dence Sar­ko­zy. La Qua­dra­ture du Net, French Data Net­work et la Fédé­ra­tion des four­nis­seurs d’accès à Inter­net asso­cia­tifs y ont pro­cé­dé pour la loi Ren­sei­gne­ment. Plus récem­ment, plu­sieurs dizaines de par­le­men­taires ont sai­si le Conseil, encou­ra­gés par col­lec­tif d’associations, pour qu’il se penche sur la consti­tu­tion­na­li­té du Ceta, l’accord de libre-échange conclu entre l’Union euro­péenne et le Cana­da. Ils accusent celui-ci de por­ter atteinte aux « condi­tions essen­tielles d’exercice de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale », notam­ment en rai­son des méca­nismes d’arbitrage inter­na­tio­nal inves­tis­seurs-États qu’il inclut.

Pour cette sai­sine inédite, ils ont sol­li­ci­té trois pro­fes­seurs de droit consti­tu­tion­nel. Les asso­cia­tions qui défendent la loi sur le devoir de vigi­lance réflé­chissent à une démarche simi­laire. Mais rien, dans la pro­cé­dure actuelle, ne leur garan­tit que ces contri­bu­tions seront effec­ti­ve­ment lues et prises en compte, et qu’elles ne par­ti­ront pas direc­te­ment à la pou­belle. C’est bien pour cela que la signa­ture d’un émi­nent consti­tu­tion­na­liste, plus à même d’attirer l’attention des Sages, est si utile, et qu’elle se mon­naie si cher.

La justice sociale et fiscale plutôt que les privilèges des multinationales

Prin­cipe de léga­li­té, de pro­por­tion­na­li­té et de néces­si­té des peines, prin­cipe de clar­té de la loi, prin­cipe de res­pon­sa­bi­li­té… Les oppo­sants au devoir de vigi­lance des mul­ti­na­tio­nales ont mul­ti­plié les argu­ments juri­diques pour convaincre les par­le­men­taires, et désor­mais les Sages, de l’inconstitutionnalité de la loi. Mais l’expérience pas­sée montre que c’est sans doute aux argu­ments éco­no­miques que le Conseil consti­tu­tion­nel est le plus sen­sible. S’il a cen­su­ré le repor­ting pays par pays et la loi Flo­range, c’est au nom du droit de pro­prié­té, de la liber­té d’entreprendre et du secret des affaires.

Offi­ciel­le­ment, le rôle du Conseil consti­tu­tion­nel est de pré­ve­nir les atteintes exces­sives à ces grands prin­cipes éco­no­miques par le légis­la­teur. Mais les Sages dis­posent d’une grande lati­tude pour déci­der du bon équi­libre entre inté­rêts éco­no­miques et inté­rêt géné­ral. Ils décident seuls, sans rendre de comptes à per­sonne. Ces der­nières années, ils semblent avoir sou­vent fait pri­mer la défense de l’ordre éco­no­mique éta­bli, et donc des pri­vi­lèges des mul­ti­na­tio­nales, sur les objec­tifs de jus­tice sociale et fis­cale. Pour­tant, la pos­si­bi­li­té de réduire à néant, en quelques semaines, des années d’effort pour faire adop­ter une loi finit par vider le tra­vail par­le­men­taire de son sens et, en der­nière ins­tance, va à l’encontre des prin­cipes démo­cra­tiques les plus élémentaires.

En ciblant effi­ca­ce­ment le Conseil consti­tu­tion­nel, les lob­bys patro­naux auraient ain­si réus­si à ini­tier en France, à l’abri des regards, la même ten­dance à la « consti­tu­tion­na­li­sa­tion » de l’ordre éco­no­mique néo­li­bé­ral que l’on observe dans d’autres pays, comme l’Allemagne, sans même avoir à modi­fier le texte de la Consti­tu­tion. Ceux qui cherchent à défendre une vision alter­na­tive devraient com­men­cer à y prê­ter attention.

Oli­vier Petitjean

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Pho­to : bureau du Pré­sident du Conseil constitutionnel

[1Pré­ci­sé­ment, « Loi rela­tive au devoir de vigi­lance des socié­tés mères et des entre­prises don­neuses d’ordre ».

[2Voir par­mi les exemples récents ces tri­bunes de juristes dans Le Monde et dansLes Échos.

[3For­mu­la­tion d’une lettre de Pierre Prin­guet, pré­sident de l’Afep, à Emma­nuel Macron, publiée par Contexte.

[4Ce der­nier siège de droit en tant qu’ancien Pré­sident de la Répu­blique, ce qui porte le nombre de membres du Conseil consti­tu­tion­nel à dix. Jacques Chi­rac et Nico­las Sar­ko­zy ont tous deux renon­cé à leur siège.

[5Entre 20 000 et 100 000, selon l’enquête citée de Media­part.

[6Guy Car­cas­sonne est décé­dé le 27 mai 2013.

[7Ce que je ne pou­vais pas dire, Robert Laf­font, 2016.

[8Le contraste est frap­pant avec la pro­cé­dure qui gou­verne l’examen des Ques­tions prio­ri­taires de consti­tu­tion­na­li­té (QPC), intro­duite en 2008, qui est beau­coup plus trans­pa­rente et contradictoire.

[9Nom­més pour neuf ans, les membres du Conseil sont dési­gnés de la manière sui­vante : trois, dont le pré­sident, par l’Élysée, trois par le pré­sident de l’Assemblée natio­nale, et trois par celui du Sénat.

Source : Obser­va­toire des mul­ti­na­tio­nales, http://​mul​ti​na​tio​nales​.org/​Q​u​a​n​d​-​l​e​-​C​o​n​s​e​i​l​-​c​o​n​s​t​i​t​u​t​i​o​n​n​e​l​-​s​e​-​f​a​i​t​-​l​e​-​g​a​r​d​i​e​n​-​d​e​s​-​i​n​t​e​r​e​t​s​-​d​e​s​-​g​r​a​n​des

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet :
https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​5​5​1​0​5​3​5​3​7​2​317

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2 Commentaires

  1. majax

    Voi­là pré­ci­sé­ment pour­quoi j’ai de moins en moins foi en une 6ème ou 7ème consti­tu­tion, pour­quoi celles-ci seraient-elles moins pié­ti­nées que la 5ème par des trai­tés déjà inconstitutionnels ?
    Et puis en admet­tant que le conseil consti­tu­tion­nel scé­lé­rat soit désor­mais tiré au sort (!), il res­te­ra tou­jours l’U.E pour pas­ser ce genre d’ac­cord mor­ti­fère à notre place. Dans le cas pré­sent, cette U.E char­gée de pro­té­ger ses « citoyens » va jouer son rôle, dire que tout est ok selon les normes euro­péennes, tout ça au pro­fit de bla bla bla.

    A bien­tôt au ser­vice can­cé­ro­lo­gie ou psychiatrie !

    Réponse
  2. Jacques Racine

    À ne pas confondre avec l’AFEP ! 😉 

    Réponse

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